À cause des températures exceptionnelles, le secteur de la banane est en difficulté dans l’archipel espagnol. Un problème que l’accord entre l’Union européenne et les pays du Mercosur risque d’amplifier.
La Aldea de San Nicolás (Canaries, Espagne), reportage
Il est à peine 11 heures du matin mais le soleil de novembre tape déjà fort aux pieds des falaises verticales rougeâtres qui colorent le sud-ouest de Grande Canarie. Appuyé sur un épais bananier, David Segura est en sueur. Ses mains de géant essuient régulièrement son front, quand elles n’effleurent pas les généreux régimes de bananes encore vertes suspendus en cloche.
À voir ces quantités, difficile d’imaginer la grave crise qui touche depuis plusieurs années ce fruit historique de l’archipel dispersé à l’ouest du Maroc, planté de la main des colons portugais au XVIe siècle. Ce jour-là, la température atteint 31 °C à La Aldea de San Nicolás, bourgade longtemps capitale de la tomate canarie, aujourd’hui en pleine déconfiture. Une température anormalement haute pour la saison.
Davide Segura cultive 1,5 ha de bananes Cavendish, ce qui fait de lui un petit producteur dans l’archipel. © Stefanie Ludwig / Reporterre
« Cela va encore une fois précipiter la maturation des bananes, sans qu’elles aient le temps de grossir », s’inquiète l’agriculteur, qui doit aussi pour la première fois utiliser de l’eau dessalée à cause de l’absence de pluies ces dernières années.
Des milliers de kilos de bananes non-commercialisables
Ce petit producteur qui cultive seul, en monoculture, 1,5 ha de Cavendish, craint de revivre le scénario de l’année dernière, lorsqu’il a dû renoncer à « deux ou trois mille kilos de bananes » déjà jaunes sur l’arbre, et donc non commercialisables.
Aux Canaries, la monoculture de banane produit en moyenne 48 000 kilos annuels par hectare. © Stefanie Ludwig / Reporterre
En 2023, la température moyenne enregistrée sur les sept îles de l’archipel était de 1,5 °C supérieure aux valeurs habituelles. Difficile, dans ce contexte, de planifier sa production et de viser les mois réputés les plus rémunérateurs — autrefois de janvier à mars mais désormais de plus en plus imprévisibles, en raison notamment des cycles de croissance du fruit raccourcis à cause du réchauffement climatique.
2023 a surtout été synonyme pour les 18 000 travailleurs du secteur — direct et indirect — d’une production exceptionnelle en raison de minimales hivernales plus élevées. « Environ 84 000 kilos » de bananes sont sortis de l’exploitation de David Segura, 10 000 de plus que l’année précédente.
La monoculture de la banane est très présente au nord-ouest de Grande Canarie. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Sur une autre exploitation du nord de l’île, très grande celle-ci, 22,5 hectares, dans la commune cerclée de bananiers de Bañaderos, Antonio Hernandez Guerra, mi-producteur mi-avocat fiscaliste et entrepreneur dans l’immobilier, a produit 1,8 million de kilos de bananes en 2023, soit 20 % de plus que la normale.
« Il suffit qu’il fasse 15 °C au lieu de 14 en hiver pour que la plante continue de travailler »
« Le bananier croît quand il fait entre 15 et 35 °C. Il suffit donc qu’il fasse 15 °C au lieu de 14 °C en hiver pour que la plante continue de travailler », explique Juan Nuez, économiste spécialiste de la banane canarie. L’ensemble de l’archipel a produit 467 000 tonnes de bananes. Un record au XXIe siècle.
« C’est en théorie une bonne nouvelle dans un monde où des gens ont faim, afin qu’ils puissent se nourrir, mais c’est d’acheteurs dont le secteur a besoin », constate cet auteur d’une thèse sur le marché mondial de la banane. Et des acheteurs, il n’y en avait pas assez.
Toute la journée, les employées de la coopérative Costa Bañaderos trient les bananes par catégorie. En moyenne, « 10 % » du volume total sera jeté faute de répondre aux critères très exigeants de la grande distribution, selon Antonio Hernandez Guerra. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Ce record a un goût amer, car la banane canarie n’a jamais eu des coûts de production aussi élevés, et autant de concurrence sur son marché de prédilection, l’Espagne péninsulaire. Pourtant, « la consommation de bananes continue d’y croître », comme l’affirme Sergio Caceres, gérant de l’Association des organisations de producteurs de bananes des Canaries (Asprocan) qui réunit les six organisations de producteurs (OPP) du secteur.
Depuis peu — impossible de savoir exactement quand —, plus de 50 % du marché est occupé par les bananes d’Amérique latine. Elles viennent principalement du Costa Rica, de Colombie et d’Équateur et sont exportées par des multinationales qui jonglent entre les origines en fonction des mouvements de leurs bateaux. Dans la péninsule, elles inondent les supermarchés à des prix désespérément bas, souvent la moitié de celui à payer pour la banane des Canaries.
Antonio Hernandez Guerra a hérité de moins d’un hectare de bananeraies. Aujourd’hui, il possède 22,5 hectares en conventionnel et 30 employés. « Parmi eux, j’ai deux maçons, qui sont chargés d’entretenir les vieux murs de l’exploitation et les routes, c’est un cas assez exceptionnel dans le secteur », précise le patron de 70 ans. © Stefanie Ludwig / Reporterre
« Lorsque la banane sud-américaine arrive au port espagnol, une fois payée la taxe douanière, qui est très basse grâce aux accords préférentiels signés avec ces pays — en 2013 et 2017 — elle à un coût de 70 cts/kg, contre 1,20 euro/kg pour la banane canarie », explique Juan Nuez.
« Les multinationales font venir les fruits d’où elles veulent »
Pour lui, l’accord de libre-échange de l’Union européenne avec le Mercosur pourrait aggraver la situation, en ouvrant les vannes de la banane du Brésil, quatrième producteur mondial, « car dans ce mouvement mondial, les multinationales font venir les fruits d’où elles veulent ».
Dans les locaux du magasin de conditionnement de Costa Bañaderos, comme dans tout l’archipel, on conditionne même les fruits destinés à être retirés du marché, qui bien qu’ils soient jetés, sont comptabilisés à l’égal des bananes commercialisées dans le droit à l’aide de la PAC. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Sur l’archipel, les conséquences de la saturation du marché en 2023 ont été désastreuses : 26 millions de kilos de bananes ont été « retirés » — donnés à des banques alimentaires, à des éleveurs ou compostés — pour éviter de couler les prix. Un retrait volontaire de fruits du marché nommé pica.
Il s’agissait de la deuxième pica la plus importante de l’histoire de l’archipel. Une perte majeure de revenus pour les agriculteurs touchés, même s’ils touchent quand même l’aide européenne pour les kilos concernés, et un immense gaspillage, qui s’est reproduit en partie cette année, avec 13 millions de kilos déjà picados.
Vue du ciel de la zone au nord de Galdar, dans le nord-ouest de Grande Canarie, région de la banane par excellence, cultivée ici sur des parcelles très étendues, souvent sous serre, appartenant souvent aux grands producteurs de l’île. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Antonio Gonzalez, son fils Carlos, et leurs trois employés, qui font partie des très rares agriculteurs à faire du bio — seul 5 % du volume commercialisé l’est — n’y échappent pas. L’an dernier, ils ont dû jeter 15 000 kilos de bananes cultivés au prix de « sacrifices pour affronter les maladies sans utiliser de poisons ».
Dépendance à l’eau dessalée
« La pica est une déroute à chaque fois, se désole le père, du haut de ses 84 ans, dont 57 dans la banane. Tout ça à cause d’un manque de planification et d’anticipation des organisations de producteurs ! » De nombreux acteurs du secteur parlent ainsi de « loterie » à propos des prix.
Pionnier du bio, Antonio Gonzalez cite « les aides européennes, la consommation d’eau — l’île dépend à 90 % d’eau dessalée grâce une énergie électrique produite par deux centrales thermiques —, et de travail pour rien ». Car le secteur ne vit que grâce aux aides de la politique agricole commune européenne dédiées aux outre-mer (Posei) : 30 cts/kg en 2023, en bio ou en conventionnel. Lors de la pica, l’aide est également versée, afin de compenser la perte de revenus.
Sur Grande Canarie, l’immense majorité des bananeraies, qui consomment entre 20 et 30 litres/plante/jour sont irriguées grâce à l’eau dessalée acheminée depuis les dizaines d’usines de dessalement que compte l’île. Ici, la principale centrale thermique de l’île qui alimente en électricité l’usine de dessalement voisine. Une eau au coût environnemental désastreux, sans parler du rejet massif de saumures dans la mer. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Mais malgré l’aide européenne, des centaines d’agriculteurs, souvent les plus petits et moins productifs, sont en grande difficulté, trop souvent rémunérés en dessous de leurs coûts de production. Outre les départs en retraite, beaucoup ont mis la clé sous la porte ces dernières années. Résultat : entre 2011 et 2023, le secteur est passé de 11 100 producteurs à 7 350.
Autre facteur de concentration, les plus grandes entreprises qui ne cessent de s’agrandir et de transformer des exploitations auparavant peu productives. Aujourd’hui, 6 % d’entre elles produisent la moitié des bananes de l’archipel, et 50 % de l’aide européenne est concentrée entre les mains de 400 producteurs.
Dans la bananeraie bio d’Antonio et de Carlos Gonzalez, les régimes de bananes sont moins chargés et les bananes moins dodues que dans beaucoup d’exploitations conventionnelles. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Antonio Hernandez Guerra est l’un d’eux, lui qui a racheté 200 mini-exploitations en 30 ans, passant de moins d’un hectare à plus de vingt. Aujourd’hui, il plafonne à 66 000 kilos/hectare (83 000 kg/ha en 2023 !), alors que la moyenne des Canaries est à 48 000 kilos/ha, et rémunère 30 employés dans une exploitation « soignée », où les bananiers, boostés aux engrais chimiques, sont arrosés d’insecticide chaque six mois en prévention des maladies.
Pour lui comme pour d’autres, le bio n’est pas une alternative à la saturation du marché conventionnel : « C’est un marché particulier, et trop restreint, pas tant de gens sont prêts à payer plus pour une banane bio », affirme-t-il.
Dans la bananeraie en conventionnel d’Antonio Hernandez Guerra, Kevin, 27 ans, et son collègue qui a trente ans de plus, se sont spécialisés dans l’épandage de produits phytosanitaires. Ici, la fumigation de l’insecticide Gazel Plus destiné à « prévenir les maladies ». Un rituel qui a lieu « tous les six mois » selon Kevin. © Stefanie Ludwig / Reporterre
Face à cette surproduction sans précédent dans un secteur très divisé, le gouvernement des Canaries a proposé un décret imposant pour la première fois des mesures contraignantes au secteur. Tandis que l’ensemble des groupes politiques soutiennent le texte, ainsi que les quatre organisations syndicales, quatre des six OPP y sont opposés, ainsi qu’Asprocan, l’organe représentatif de tous les producteurs.
Solution : limiter la productivité ?
En cause, la mesure phare du décret : limiter l’aide européenne à 65 000 kg/hectare pour contenir la production. L’argument de ses détracteurs : « On sanctionne ceux qui investissent dans la productivité de leur exploitation. »
Antonio Hernandez Guerra approuve, et va même jusqu’à proposer l’inverse : « Enlever le droit à l’aide à tous ceux qui produisent moins de 40 000 kg/ha. » Sergio Caceres, gérant d’Asprocan accusé d’être dévoué aux puissants producteurs, affirme que ce décret « va mettre de côté 15 % des producteurs », et défend un seuil à 70 000 kg/ha.
L’exploitation bio d’Antonio et Carlos Gonzalez, cinq générations d’histoire, s’étend sur 3,4 hectares morcelés en plusieurs petites parcelles sur différents niveaux, avec différents sols et différents rendements. En 2023, elle a produit 128 000 kilos, soit 37 600 kg/ha. © Stefanie Ludwig / Reporterre
En face, David Segura, ainsi qu’Antonio Gonzalez et son fils Carlos — dont la productivité en bio est bien moindre —, soutiennent la mesure, « qui va permettre de mettre un peu d’ordre dans ce bazar », dit le premier. Il fait référence aux nombreuses entreprises qui selon lui trichent en déclarant 90 000 kg/ha et plus, grâce à une astuce : comptabiliser la production d’exploitations non déclarées auprès du gouvernement, afin de toucher un maximum d’aides.
Le second, partisan d’une gestion conjointe entre coopératives et OPP, qui se livrent aujourd’hui une bataille féroce, parle « d’un pas en avant ». Et Juan Nuez de conclure : « Dans cette bataille, chacun défend ses intérêts. » Et en attendant, la banane sud-américaine, elle, ne cesse de gagner du terrain.