Source: Reporterre
Contre la fièvre, la jaunisse ou l’eczéma : ces plantes médicinales chères à la Guyane
Alors que la société guyanaise tend à se détourner des plantes médicinales, une association propose des balades en forêt pour garantir la transmission de ces savoirs traditionnels.
Rémire-Montjoly (Guyane), reportage
« À chaque fois, le challenge, c’est d’arriver à marcher plus de 500 mètres sans s’arrêter. En vérité, c’est presque impossible : des plantes intéressantes, il y en a tout autour de nous », s’amuse l’ethnobotaniste Marc-Alexandre Tareau, en présentant l’objectif de la balade à la quinzaine de personnes l’ayant rejoint à l’entrée du sentier Vidal, un petit îlot forestier aux abords de la ville de Rémire-Montjoly, sur la presqu’île de Cayenne. En Guyane, son association Mélisse travaille depuis 2014 à la transmission et à la vulgarisation des savoirs traditionnels en lien avec la forêt, dans un contexte où la société guyanaise tend à s’en détourner.
« Monsieur mauvaises herbes », comme il se décrit ironiquement, n’a pas fait un pas qu’il s’arrête déjà sur une touffe d’Euphorbia hirta, posée au pied du panneau indiquant l’entrée du chemin. Connue sous les latitudes européennes comme l’euphorbe hérissée ou la « malnommée », cette euphorbiacée est une plante médicinale prisée des Guyanais.
« Les Créoles vont la faire bouillir et la décocter lentement pour soulager des problèmes pulmonaires ou la faire macérer et l’utiliser en friction pour apaiser des douleurs », raconte Marc-Alexandre Tareau, reprenant avec passion des éléments de sa thèse sur le « pharmacopées métissées » de Guyane, publiée en 2019 et où il s’intéressait particulièrement aux communautés afrodescendantes.
Croiser les savoirs
À ses côtés, Clarisse Ansoe Tareau, sa compagne et partenaire de balade, complète le cours de botanique improvisé en racontant les usages propres aux Businenges, terme qui regroupe les différentes communautés noires marronnes de la Guyane [1] dont les Cotticas (ou Okanisi) à laquelle elle appartient. « Chez nous, on utilise aussi cette plante sous forme bouillie pour les bébés, afin de lutter contre la jaunisse et apaiser leur eczéma », raconte celle qui travaille dans la médiation culturelle et scientifique en langues locales.
À l’ombre d’un jeune ébène vert — dont les usages et la symbolique ont ensuite été minutieusement décortiqués —, près de dix minutes viennent de s’écouler sur ce brin de végétation. Un temps qui pourrait être bien plus long : « Les mauvaises herbes n’existent pas, toutes les plantes ont au moins une propriété considérée comme intéressante par au moins une communauté », confirme Marc-Alexandre, avant d’entamer, pour de vrai cette fois, la balade.
Clarisse Ansoe Tareau (à d.) propose à la petite équipe de marcheurs de humer des feuilles de bwa lansan (bois l’encens), très aromatiques. © Enzo Dubesset / Reporterre
En 2014, ces deux passionnés de plantes, qu’elles soient sauvages ou cultivées, ont fondé l’association Mélisse, dans le but de promouvoir et valoriser les pharmacopées traditionnelles de Guyane. Outre les balades « ethnobotaniques » (qui insistent sur les relations entre les sociétés humaines et leur environnement) qu’elle réalise 1 à 2 fois par mois, l’association porte plusieurs programmes de recherche, anime des conférences et propose de créer des jardins de plantes médicinales à destination de particuliers ou de collectivités.
« On a tendance à négliger les savoirs forestiers, à voir la forêt comme quelque chose de banal qui n’est pas très intéressant, car l’Amazonie ne correspond pas vraiment aux standards touristiques. Beaucoup de Guyanais ne voient pas la profondeur de la richesse que ce milieu contient, et ce qu’on peut en faire », analyse Clarisse Ansoe Tareau. Pour les nouvelles générations, le mode de vie urbain, vecteur de modernité et de réussite sociale à travers les études qu’il permet, s’impose peu à peu comme le seul horizon, y compris dans les communautés amérindiennes et businengués, pourtant issues de la forêt et ayant toujours évolué en symbiose avec elle.
Les deux ethnobotanistes analysent un arbuste à l’entrée du sentier. © Enzo Dubesset / Reporterre
Herbicides et déchets envahissants
Au cours de cet après-midi de saison sèche, la forêt montre qu’elle sait encore séduire. Au pied d’un maripa, ces imposants palmiers autrefois prisés pour leur huile, face à un viniré, un arbuste dont les feuilles sont très utilisées contre la fièvre, les maux d’estomac ou pour favoriser la circulation du sang, des échanges se créent, le public se met à raconter des anecdotes et la mémoire collective se ravive peu à peu.
Parmi les curieux, on retrouve quelques passionnés adeptes de ces sorties et beaucoup de novices, souvent des métropolitains de passage qui veulent comprendre un peu mieux cet écosystème intriguant. « C’est un environnement tellement riche… Ce genre de balades incitent à en savoir plus, ne serait-ce que pour apprendre à repérer les plantes comestibles », s’extasie Frédéric, venu pour l’occasion avec son fils. Une façon, là aussi, de transmettre.
En parcourant le sentier Vidal menant aux vestiges d’une ancienne habitation coloniale, ces plantations esclavagistes où vivaient plusieurs centaines de personnes, Clarisse et Marc-Alexandre font aussi de la sensibilisation. Bien qu’elle représente 96 % du territoire et qu’elle soit largement protégée, l’Amazonie française n’est pas à l’abri des périls.
Marc-Alexandre et Clarisse Ansoe Tareau ont fondé l’association Mélisse en 2014. © Enzo Dubesset / Reporterre
Sans parler des menaces globales comme le dérèglement climatique — qui s’est traduit par une saison sèche historiquement déficitaire en eau en 2023 — ou des pollutions massives liées à l’orpaillage illégal, la forêt souffre aussi de l’étalement urbain et de pratiques peu écologiques. « On a par exemple un gros problème de gestion des déchets avec énormément de plastique qui se retrouve dans les rivières. L’usage des produits phytosanitaires est aussi nouveau dans les abattis », déplore Clarisse Ansoe Tareau.
Dans ce modèle d’agriculture itinérante sur brûlis, les premières espèces pionnières émergeant sur le sol calciné sont des plantes qui étaient traditionnellement récoltées et consommées pour leurs vertus médicinales. Désormais, elles sont souvent prises à tort pour des « mauvaises herbes » et arrosées d’herbicides. « Ces plantes ont toujours évolué avec les humains, justement en raison de leur intérêt pharmaceutique. On risque de les faire disparaître », alerte Marc-Alexandre Tareau, en citant l’exemple du batoto, de l’agouman ou de la maritambour.
Difficile pour l’œil ingénu de percevoir toutes ces petites mutations, signe, là aussi, de notre méconnaissance du milieu forestier. Pourtant Clarisse est formelle : « La forêt que l’on connaît n’est plus celle de nos ancêtres. Certains signaux naturels, comme la présence de plantes ou d’animaux à telle période de l’année, n’ont par exemple plus lieu. »
Un réseau des savoirs de la forêt
Le combat de Mélisse pour sensibiliser et reconnecter une Guyane qui tend à tourner le dos à sa forêt est partagé par plusieurs associations guyanaises regroupée depuis 2020 dans un Réseau des savoirs de la forêt. Une quinzaine d’acteurs y portent des projets allant dans le sens d’une transmission des savoirs autochtones en matière de pharmacopées, mais aussi d’agroforesterie ou d’artisanat. Dans ce cadre, l’association Panakuh, issue de la communauté autochtone Palikur-Parikwene, monte par exemple un Centre des savoirs de la forêt dans l’est du territoire qui comportera notamment une banque de semences amazoniennes les plus adaptées au milieu.
Ce réseau s’incarne aussi à travers les abattis pédagogiques disséminés sur tout le territoire et où sont expérimentées des techniques agroforestières toujours plus poussées. Le tout, ouvert aux visites scolaires et aux chantiers participatifs.
Un paresseux à trois doigts présent sur le sentier le jour de la balade. © Enzo Dubesset / Reporterre
Sur le sentier, les volées de moustiques qui s’épanouissent dans cet environnement marécageux n’empêchent pas l’auditoire, bien avancé dans la forêt, d’être captivé par le kwachi, cet arbuste aux vertus antipaludéennes [2] baptisée du nom d’un esclave ayant utilisé cette plante pour sauver un gouverneur du Suriname souffrant de la fièvre des marais.
Ce sera la dernière anecdote de la balade. Alors que le soleil peine à percer la canopée, le public repart tranquillement vers la ville et nos deux ethnobotanistes s’en vont pour une conférence sur les pharmacopées. « On a la chance de vivre dans un espace encore préservé, à la fois du point de vue de la nature et des savoirs. On a le devoir de les léguer aux prochaines générations », sourit Marc-Alexandre, en quittant le sentier Vidal et une partie des 5 500 espèces végétales recensées à ce jour en Guyane.