Le vendredi 7 et le samedi 8 janvier se tenait à la Sorbonne un colloque autour du thème « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Ce colloque a permis de mettre en lumière les dérives du wokisme.
Atlantico : Vous avez participé au colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », organisé en Sorbonne. Qu’en retenez-vous ?
Christophe de Voogd : J’en retiens d’abord un très grand plaisir intellectuel. La variété des sujets abordés dans les douze tables-rondes, rassemblant une cinquantaine d’universitaires, a été considérable : de la situation de l’université américaine à celle de l’école en France, en passant par les fondements philosophiques et historiques de la « déconstruction », ou l’examen précis de certaines thèses de ce courant en littérature, en musicologie ou en histoire de l’art ; tout cela est d’abord une joie de l’esprit et l’occasion d’apprendre, de confronter, de comparer. Contrairement à la caricature qui en a été faite par certains – avant même la tenue du colloque, ce qui en dit long sur leur objectivité – la variété caractérisait aussi les positions des uns et des autres vis-à-vis des nouveaux courants universitaires que l’on résume ici par « pensée de la déconstruction » : hostilité radicale chez quelques-uns (très minoritaires) et ouverture critique pour la majorité : la déconstruction a, de fait, une longue histoire, des phases diverses, des inspirations politiques et philosophiques opposées, de précieux que l’on a tenté de retracer dans ce colloque. Après tout, Descartes ou Nietzsche ont été des « déconstructeurs » en leur temps.
Mais ce qui a inspiré et réuni la totalité des participants, c’est la volonté de rappeler les règles de la méthode scientifique, sans lesquelles il n’y a ni savoir fondé ni débat possible : respect des faits et des sources, cohérence de l’argumentation et productivité de l’interprétation. Or ce qui est en jeu – et cela est tout à fait nouveau – dans le wokisme intellectuel, c’est justement la négation revendiquée de ces critères de la rationalité au profit du « ressenti »et de « l’identité ». La rationalité elle-même est renvoyée à un a priori blanc et occidental qu’il s’agit de « déconstruire », jusqu’à vouloir en physique « décoloniser la lumière » (sic) ou ne plus tenir en compte en mathématiques de l’exactitude du résultat. Ce faisant, ces mêmes décoloniaux, comme on l’a observé dans le colloque, reproduisent le pires préjugés racistes d’autrefois : aux blancs, la raison et de l’esprit scientifique ; aux autres, le « sentiment » et l’ « authenticité ». De même dans le domaine du genre, c’est une chose légitime et utile de s’interroger sur l’histoire et le statut des femmes et des minorités sexuelles, comme de s’interroger sur le partage masculin/féminin et son évolution dans l’histoire ; c’en est une tout autre de réduire l’ensemble du champ historique et social à ce partage et à celui de la « race », autour de la notion exclusive de la « domination ». Tout en refusant, de façon parfaitement contradictoire, d’appliquer cette grille de lecture à d’autres sociétés que l’occidentale…
Toutefois, ce colloque a eu aussi un autre mérite : loin de s’en tenir à la seule critique, il a, conformément à son titre, exploré les pistes scientifiques, institutionnelles et pédagogiques de la « reconstruction », thème sur lequel Jean-Michel Blanquer a beaucoup insisté dans un message d’ouverture très argumenté qui fut une vraie communication d’universitaire (qu’il est). C’est-dire que notre objectif est loin d’être « réactionnaire » : personne n’a demandé un retour au « roman national » ou à l’hégémonie masculine dans l’université. Le consensus a porté sur la notion d’évaluation rigoureuse de la production scientifique sur les critères que j’ai rappelés (c’est sans doute ce qui gêne le plus nos adversaires) ; sur la nécessaire transmission des savoirs fondamentaux, dont la faiblesse actuelle décuple les inégalités de capital culturel que l’on prétend combattre ; sur la laïcité du savoir enfin, au sens large du mot, qui ne saurait être confondu avec des idéologies et encore moins des croyances.
Ce colloque a fait couler beaucoup d’encre, notamment chez les syndicats Sud et à la CGT mais aussi chez Libération ou dans Le Monde où une tribune vous qualifie de « nouveaux inquisiteurs ». A l’issue de ce colloque que leur répondez-vous ?
En tant que spécialiste de rhétorique, je ne peux que relever l’étrange argumentation employée : procès d’intention, péjoration systématique du vocabulaire, et bien sûr, réduction à la « droite et l’extrême droite », qualificatifs qui servent, semble-t-il, de réfutation intellectuelle dans une bonne part du monde universitaire. Vous constaterez l’absence totale d’argumentation de fond, au profit de l’attaque ad hominem, dans tous ces textes. Ce qui ne fait que confirmer le diagnostic sur l’absence de rigueur élémentaire de cette mouvance. Plus ennuyeux, comment appeler à « construire l’universalisme » -ce avec quoi les participants au colloque sont totalement d’accord – alors que nombre de signataires de la pétition que vous évoquez appellent précisément, dans leurs articles et dans leurs cours, à « déconstruire » cet universalisme? Plus grave, comment oser dénoncer de « nouveaux inquisiteurs », alors que ce sont ceux-là mêmes qui tentent de s’opposer au wokisme qui sont harcelés, marginalisés dans les financements et les promotions, dénoncés sur les réseaux sociaux et les murs des établissements, voire suspendus, comme on l’a vu à l’IEP de Grenoble ? En quoi la tenue d’un colloque à la Sorbonne menace-t-elle donc la « liberté académique » ? Ses organisateurs ont-ils jamais perturbé la tenue d’un colloque déconstructionniste ? Interdit une conférence décoloniale ? Appelé à des sanctions contre ceux qui ne pensent pas comme eux ? L’inversion des faits est totale ; mais il est vrai que cette inversion anime aussi la recherche et l’enseignement des wokes les plus zélés. Car je ne mets pas tout le monde dans le même panier et j’observe que les meilleurs spécialistes de ces questions, notamment en histoire, domaine que je connais le mieux, se sont abstenus de condamner ce colloque.
De même, je serai incapable de donner l’opinion politique de la plupart des intervenants, ce qui me paraît bon signe pour la qualité des travaux. Quant à ceux que connais, je peux vous assurer que la gauche y est très présente ; le point commun de tous est la laïcité et de la république – deux notions qu’ils n’entendent d’ailleurs pas de la même façon. La laïcité et la république seraient-elles donc d’ « extrême droite » ?
Dans le contexte actuel, pourquoi était-il important de tenir ce colloque ?
Sans doute, la première victoire de ce colloque est d’avoir eu lieu, malgré des tentatives multiples pour l’empêcher ou pour le perturber. La seconde est d’avoir été un gros succès : plus de 1300 inscrits, 600 participants en moyenne d’un bout à l’autre de la manifestation. Ce qui ne fait évidemment qu’aggraver le cas. La troisième est d’avoir fait entendre un autre son de cloche que celui qui domine actuellement les sciences sociales et la plupart des médias. Or il n’est point de recherche sans pluralisme. Car la recherche procède, comme l’a démontré Popper, par réfutations successives.
Il y a là un point de départ à une réflexion plus précise par disciplines et plus internationale dans son approche, comme l’a proposé en conclusion le président du Haut Conseil d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, Thierry Coulhon. Il y a surtout là, on l’espèrera, le point de départ d’une véritable confrontation d’idées et d’analyses avec les autres points de vue. Encore faudra-t-il que les tenants de la déconstruction acceptent un tel débat, y compris sur leurs concepts opératoires, sans traiter toute réserve théorique de « patriarcale », « d’homophobe » ou « d’islamophobe ». Je rappelle, pour terminer, que c’est parce qu’il a osé émettre un doute sur la pertinence cette dernière notion -contestée par d’éminents universitaires- que Klaus Kinzler fait l’objet depuis d’une véritable persécution.
Christophe de Voogd est normalien et docteur en histoire, spécialiste des idées et de la rhétorique politiques qu’il enseigne à Sciences Po et à Bruxelles. Dernier ouvrage paru : « Réformer : quel discours pour convaincre ? » (Fondapol, 2017).
Spécialiste des Pays-Bas, il est l’auteur de Histoire des Pays-Bas des origines à nos jours, chez Fayard. Il est aussi l’un des auteurs de l’ouvrage collectif, 50 par Univers