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La famine a poussé 90 000 personnes dans une immense migration interne à Madagascar depuis 2018. Les racines de cette crise remontent à la période de la colonisation française, dénonce Amnesty International.
« Les personnes sensibles se sont évanouies. C’était absolument déchirant, témoigne Manome [1]. Nous sommes restées sans nouvelles de plusieurs de nos enfants pendant des jours. Nous les avons retrouvés, errant dans la savane. » Amnesty International a dévoilé le 30 juillet un rapport documentant le sort d’habitants de Madagascar, contraints par la crise climatique à quitter leurs terres ancestrales.
Pour fuir les famines, imputables aux sécheresses à répétition, près de 90 000 personnes vivant à l’extrémité sud de l’État insulaire — l’un des dix plus pauvres du monde — ont entrepris une migration de 1 500 km vers le nord, entre 2018 et 2024. Parmi elles figure une grande majorité d’Antandroy, un peuple qui occupe cette région de l’île. À leur arrivée, elles sont confrontées à un dénuement extrême : famine, droits humains bafoués et expulsions arbitraires. Les travaux des chercheurs décrivent les multiples traumatismes engendrés par ce périlleux voyage, mais aussi les responsabilités historiques de la France dans cette crise.
Crise humanitaire causée par les colons
De 1924 à 1929, l’administration coloniale française a organisé l’introduction de cochenilles sur l’île. Autrefois nommés « poux des plantes », ces insectes sont des parasites affaiblissant leurs hôtes végétaux en aspirant leur sève. Et c’était là tout l’objectif des colons : éradiquer Opuntia monacantha, un cactus couvrant alors 40 000 hectares de terres.
Résistante à la sécheresse, cette plante offrait aux Antandroy de quoi se nourrir et leur apportait de précieuses ressources en eau. Répercussions immédiates : dès 1930, une crise humanitaire — baptisée kéré, littéralement « affamé jusqu’à la mort » dans le dialecte antandroy — a frappé le territoire.
« En avril, Emmanuel Macron est venu à Madagascar annoncer la création d’une commission d’historiens sur les atrocités commises par l’armée françaisependant l’insurrection de 1947, note Nciko Arnold, chercheur ayant participé à l’élaboration de l’étude. Mais rien n’a été dit sur les répercussions encore actuelles de la politique coloniale. Il doit mettre en place une justice réparatrice pour les préjudices causés aux Antandroy. »
« La migration puise ses origines profondes dans les agissements du régime colonial »
Bientôt un siècle plus tard, cette politique coloniale continue d’affaiblir la résilience du peuple face au changement climatique. Les chercheurs ont dénombré depuis quatorze autres épisodes de grande famine, la dernière en date en 2021. « La migration des Antandroy, observée aujourd’hui, puise ses origines profondes dans les agissements du régime colonial français, qui ont contribué à les rendre plus vulnérables aux sécheresses », déplore auprès de Reporterre Nciko Arnold.
Relations sexuelles contraintes
Pour mieux cerner le vécu des victimes, une équipe d’Amnesty International a interrogé 122 Antandroy déplacés. Leur récit peint le sombre tableau d’un voyage aux mille souffrances. N’ayant souvent pas suffisamment d’argent pour s’offrir un ticket de bus, beaucoup ont dû s’endetter, vendre leurs biens, voire s’arrêter en chemin pour dénicher un emploi éphémère, quitte à dormir à la rue ou dans la forêt le temps de l’escale.
Lia, désormais habitante du nord de l’île, a expliqué aux auteurs avoir été contrainte à des relations sexuelles avec des conducteurs en échange d’un laissez-passer. Un homme de 48 ans, Masoandro, témoigne lui avoir négocié une place à bord d’un bus en échange des services de son fils comme gardien de troupeau. Un an de labeur pour s’acquitter de la somme de 220 000 ariary — l’équivalent de 43 euros. « Mon fils l’a fait car il n’avait pas le choix, étant donné que le chauffeur avait menacé de nous faire emprisonner si la dette n’était pas remboursée. »

L’arrivée dans le Boeny, dans le nord-ouest du pays, n’a pas signé pour eux la fin du cauchemar. Les pouvoirs publics n’ont accordé aux populations déplacées aucune aide, y compris pour tenter d’accéder à des terres productives. « Toutes ont déjà été allouées à la population locale », s’est défendu auprès d’Amnesty International le gouverneur, Mokhtar Andriantomanga.
« L’État n’a rien fait [pour nous]. Ils se sont contentés d’arrêter des gens »
À la place, entre avril et juillet 2021, les autorités ont expulsé de force les Antandroy parvenus à se bâtir un logis de fortune et à cultiver quelques terres sur une zone destinée à un programme de reboisement, en lisière du parc national Ankarafantsika. Des pratiques contraires au droit à disposer d’un logement convenable, déplore Amnesty International.
Aujourd’hui âgée de 28 ans, Betro se remémore l’instant où les gendarmes ont débarqué brutalement dans l’église où la femme enceinte de neuf mois était en train de prier. « À ce moment-là, sous le choc de les voir, j’ai accouché et puis j’ai fui, dit-elle. Le cordon ombilical n’avait même pas encore été coupé… L’État n’a rien fait [pour nous]. Ils se sont contentés d’arrêter des gens. »
Mère de douze enfants, Fahihira, impuissante, a observé les gendarmes éventrer sa case avec un pied-de-biche avant de l’incendier. « Ils m’ont frappé à la poitrine avec un morceau de bois, dit Fitataha, 30 ans. Je n’ai pas saigné de la poitrine, mais ma bouche a rendu du sang pendant une semaine. » « Nous avions peur pour nos vies », confirme Jiro, mère de six enfants.
Prison à ciel ouvert
Certains Antandroy ont aujourd’hui trouvé refuge sur un site construit pour accueillir les exilés. « Une prison à ciel ouvert », déplore Amnesty International. L’étanchéité médiocre des murs des 33 petites cases laisse pénétrer la pluie, le vent et la chaleur écrasante. Les conditions de vie y sont dégradantes ; l’eau potable, la nourriture et les installations sanitaires manquent.
« Nous n’avons pas de semences pour cultiver et pas de zébus. Nous n’avons pas non plus d’outils agricoles, dit Marandrano, l’un des premiers arrivants. La terre ne vaut rien, elle n’est pas fertile. Nous avons essayé de planter, mais quand les racines commencent à s’étendre, le sol se craquelle et les plantes meurent. »
« Si on tombe malade, c’est la mort, car on ne peut pas traverser la rivière »
Lors de la saison des pluies, le fleuve Kamoro, situé à proximité, déborde. « Le site se retrouve encerclé par des eaux infestées de crocodiles, coupé des services essentiels comme les marchés, les pharmacies, les hôpitaux et les écoles », écrivent les auteurs.
« Si on tombe malade, c’est la mort, car on ne peut pas traverser la rivière, témoigne Mandry, mère de huit enfants. Nous n’avons pas assez d’argent pour payer la pirogue. » Le prix de la traversée s’élève à 1 000 ariary (20 centimes d’euro). Cela correspond approximativement à ce que les habitants peuvent espérer gagner pour une journée de travail complète, à vendre du charbon ou faire des lessives.
Femmes et enfants en première ligne
Sans solution, la plupart des habitants choisissent de traverser la rivière sans pirogue, bien que peu d’entre eux sachent nager. Certains marchent jusqu’à quatre heures, le long du cours d’eau, dans l’espoir de dénicher un endroit moins profond. Tea, elle, essaie de supplier les piroguiers de l’embarquer sans frais.
Avant de fuir ses terres natales, sous le poids de la famine, Falala cultivait des champs pour subvenir aux besoins des siens. Aujourd’hui, ses filles et elle tentent de vivre de la pêche, malgré les dangers : « L’eau est trop profonde, nous n’avons pas pied, dit-elle. Une personne a été tuée par un crocodile, une autre est morte noyée. »
En janvier, une nouveau-née, appelée Anakaondry, est morte : sa mère, trop affaiblie par la faim et la soif, ne parvenait plus à l’allaiter. Les femmes et les enfants sont les premières victimes de ces conditions de vie insupportables, rapporte Amnesty International, qui dénonce les violations des droits humains commises par l’État malgache. En dépit de ces terribles témoignages, les autorités locales estiment à une centaine le nombre d’Antandroy débarquant chaque semaine sur le territoire.