Avant que les slogans touristiques ne nous vendent des « destinations authentiques » et des « cultures métissées », la créolité n’était pas un concept tendance. Elle était un accident — ou plutôt, une conséquence directe de la plus grande entreprise de domination, de spoliation et d’aveuglement que l’Europe ait jamais organisée : la colonisation. Mais comme toute grande aventure impériale, elle fut pleine de surprises, surtout pour ses architectes. Car enfin, quelle idée géniale que de vouloir peupler les Antilles avec des colons exclusivement masculins, sans femmes, sans fortune, sans projets autres que ceux du roi… et de s’étonner ensuite que la population locale ne ressemble pas tout à fait à Versailles.
Oui, la créolité commence ainsi : par un frottement (au sens large), un peu de solitude virile, quelques fièvres tropicales, et hop — voilà le métissage ! D’abord biologique, souvent sans consentement, mais aussi culturel : langues, musiques, plantes, recettes, résistances. Très vite, la société coloniale, conçue pour être verticale, commence à glisser, à s’enchevêtrer, à inventer ses propres formes. Et à donner naissance à une nouvelle humanité, bâtarde et magnifique. Mais chut, il ne fallait surtout pas le dire.
Car du côté de la métropole, on préférait croire que les Blancs restaient entre eux, que les Africains portaient leur chaîne sans bruit, que les Amérindiens s’étaient discrètement éteints, et que les enfants “douteux” pouvaient bien se contenter de prénoms pieux et de silences bien dressés. Ce qu’on appelait alors « sang-mêlé » ne faisait rêver ni les curés, ni les intendants, ni les notaires. D’où ce fameux Code noir de 1685, qui, sous couvert de morale et d’ordre, voulait ranger tout le monde à sa place : les Blancs en haut, les Noirs tout en bas, et les métis quelque part entre les deux — mais jamais trop près des salons.
Évidemment, l’histoire n’en a fait qu’à sa tête. Les esclaves ont fui, les affranchis ont prospéré, les femmes ont aimé qui elles ont voulu (ou résisté autant qu’elles ont pu), et même certains petits Blancs ont glissé vers le marronnage social. Résultat : une société créole est née, avec ses contradictions, ses tensions, ses rituels, ses musiques, ses mots de travers et ses visages indéchiffrables.
Et puis, il y eut ce miracle : la culture. Le créole, les tambours, les marchandes de rue, les contes du soir, les recettes sans nom. Tout ce que l’ordre colonial n’avait pas prévu, mais qui fait aujourd’hui notre fierté.
Alors bien sûr, il y eut aussi des résistances. Certains ont voulu préserver leur lignée « pure ». Les Békés, par exemple, ont tenté de résister au métissage comme on résiste au vent d’un cyclone : avec de hauts murs, des arbres généalogiques et une excellente mémoire des alliances. Mais soyons honnêtes : dans des îles petites, poreuses, mélangées comme une marmite, croire que l’on est resté 100 % européen relève de la foi. Le mythe de la « pureté raciale » est une fiction commode pour entretenir des privilèges, mais il ne résiste ni aux tests ADN, ni aux archives de la paroisse. Même les plus conservateurs ont probablement, quelque part dans l’arbre, une aïeule africaine aux pieds nus.
Et au-delà des Antilles françaises, ce phénomène est universel. Il y eut Julien Raimond à Saint-Domingue, qui osa demander l’égalité des droits pour les libres de couleur Il y eut Martín Cortés, fruit embarrassant du conquistador et de la célèbre Malinche. Il y eut José María Morelos, André Rebouças, Robert Wedderburn, Simón Bolívar et même Chico Rei — chacun, à sa manière, un éclat de cette humanité métisse, entre deux mondes, entre deux langues, entre deux silences.
Bref, si l’histoire coloniale a bien une morale, c’est celle-ci : on peut créer des empires, mais on ne peut pas empêcher les gens de se rencontrer, de s’aimer, de se mêler, de créer. Même dans la douleur. Et un jour, ce que vous appeliez « confusion des races » deviendra fierté des racines. Peut-être qu’à force de vouloir diviser, vous aurez fini par enrichir.
La créolité n’est pas un programme politique. C’est une conséquence. Une conséquence magnifique, conflictuelle, vivante. Elle ne cherche pas à effacer les blessures du passé, mais elle propose un dépassement. Et, dans le monde tel qu’il va, c’est déjà pas mal. Ceux qui la cultivent, des Martiniquais békés, nègres, indiens et mulatres sont tout à fait conscients de ces réalités historiques.
Gérard Dorwling-Carter