Source ActuaLitté
Ancien doyen de la faculté des lettres, à l’époque où l’Université des Antilles et de la Guyane portait encore ce nom, André Claverie signe à 77 ans son premier livre sous le pseudonyme de P.S. Hoggar, chez l’Harmattan. Entre journal intime, commentaire et méditation philosophique, l’auteur est formel : il a inventé un véritable « nouveau dispositif littéraire ».
Présent à la première édition du Festival littéraire Tous Créoles, le spécialiste de Saint-John Perse nous interpelle » : « J’ai publié mon premier livre en juin, et il propose quelque chose de résolument nouveau. » Intrigué par la promesse de nouveauté, comme tout journaliste qui se respecte, on veut en savoir plus : « J’ai voulu créer une forme qui dépasse les genres classiques », explique-t-il. L’ouvrage mêle injonctions, aphorismes, confidences, prières, diatribes et éloges, et s’articule autour d’un dispositif présenté comme inédit : le Commentaire.
Au cœur du livre, Héloïse, jeune Antillaise qui vit à Paris, apprend qu’il ne lui reste que quelques mois à vivre. Elle entame alors l’écriture d’un journal adressé à sa sœur jumelle, à la fois testament spirituel et témoignage d’amour.
Trois livres en un
Ce Commentaire d’Héloïse prend trois formes : « Un journal au sens antique, espace de réflexion et d’introspection; une interprétation d’un roman fictif, Même les poissons crient, dont la lecture agit comme un miroir; et une dissertation philo-poétique, guidée par une citation en exergue : “Mais ce qui advient d’abord est-il prioritaire (…) Fais advenir celle qu’il faut que tu sois.” »
L’auteur s’explique : « Dans son exil parisien, Héloïse trouve un « baume mémoriel » dans les souvenirs de son île. Mais ce retour intérieur fait aussi ressurgir les blessures de l’histoire, des traumas de la colonisation jusqu’aux images obsédantes de la cale d’un navire négrier, écho aux œuvres d’Aimé Césaire et d’Édouard Glissant. Elle interroge ainsi son métissage, son ambivalence culturelle et ce qu’elle nomme le “surmoi générique des humains”. »
Jusqu’à mon dernier mot est traversé par « un constat sévère sur notre époque », des mots même d’André Claverie. À travers la voix d’Héloïse, il dénonce « l’individualisme exacerbé », les « fausses rencontres sur les réseaux sociaux » et cette « philosophie de l’immanence qui privilégie la physicalité et réduit l’être à un pion sur l’échiquier social ». « Héloïse, tout en luttant contre sa maladie, oppose à cette désespérance ses anticorps psychologiques, nourris par l’idéal, la création et la lecture », explique l’auteur. La découverte d’un roman fictif, Même les poissons crient, pousse Héloïse à méditer sur « la belle chimère de l’humanité », ce « nous constitué d’une pluralité de je ».
« P.S. Hoggar » s’invite lui-même dans le récit, mais non pas en tant que personne. « J’introduis une présence auctoriale, distincte de l’écrivain social, une instance créatrice qui accompagne la narratrice », assure-t-il. Cette figure fixe « la feuille de route dans le prologue, tire les leçons dans l’épilogue, introduit chaque chapitre par un poème et ponctue le texte d’épigrammes incisives ». Ce « surmoi littéraire », comme il le qualifie, devient un acteur discret mais essentiel du récit.
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Étudiant précoce, auteur tardif
Un roman au dispositif totalement inédit ou d’une complexité exagérée, jugeront ceux qui se procureront le premier ouvrage de cette figure de l’Université des Antilles, en attendant, on peut lui demander : pourquoi avoir publié un premier livre aussi tardivement ? « Je suis de ceux qui ont du mal à faire deux choses à la fois », nous répond-il, avec cette pointe de malice qui n’exclut pas la franchise, et de préciser : « Je m’immergeais dans les œuvres que j’étudiais, totalement absorbé, en me disant que le temps du bilan viendrait à la retraite. »
Il l’a conçu comme un ouvrage de transmission à sa fille, pour partager le bonheur de vivre, « ce que j’ai ressenti. L’acte d’écriture, le plaisir que j’ai eu à inventer, à travailler la langue, je le vois comme l’essence même de toute existence, peu importe ce que l’on fait. L’écriture peut donner l’impulsion de vivre, et si l’on jette mon livre ou tous les livres, que ce soit pour s’ouvrir pleinement à la vie, autrement. »
Cet auteur tardif fut en revanche un étudiant précoce : débarqué aux Antilles à 23 ans, en 1971, le jeune agrégé de lettres classiques est nommé chargé de cours, avec pour mission de former les professeurs de français pour les collèges : « J’ai ainsi formé des centaines d’enseignants, à une époque où les agrégés étaient encore rares sur place. On m’a confié ce poste que j’ai occupé pendant trois ans. » Il intègre ensuite feu l’Université des Antilles et de la Guyane, fondée en 1970 en tant que centre universitaire rattaché à l’université de Bordeaux.
Il raconte : « J’ai eu une chance invraisemblable dans mon département des lettres, où nous n’étions que quatre ou cinq, de côtoyer deux personnalités remarquables : Roger Toumson, poète et essayiste, figure majeure de la critique littéraire antillaise, qui a contribué à fonder la faculté des lettres de Guadeloupe, et Jean Bernabé, linguiste de renom, cofondateur du GEREC-F (Groupe d’Études et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone) et spécialiste du créole, dont le campus universitaire de Schoelcher en Martinique porte aujourd’hui le nom. Ils n’étaient pas beaucoup plus âgés que moi, mais leur influence intellectuelle et humaine a été déterminante. »
Il a été doyen de la faculté des lettres des Antilles-Guyane entre 1981 et 1984. Durant son mandat, il a notamment créé le deuxième cycle des lettres : « Jusqu’alors, il n’y avait qu’un premier cycle (DEUG), qui se faisait sous la tutelle de l’université de Bordeaux. Nous avons pu nous en émanciper, puis mettre en place nos propres licences, puis maîtrises, renforçant ainsi notre autonomie, pour laquelle nous nous étions battus. »
Son lien sensible avec les Antilles s’est notamment transmis à travers l’œuvre de Saint-John Perse, poète guadeloupéen et prix Nobel de littérature 1960 : « J’ai choisi de consacrer ma thèse de doctorat à Saint-John Perse, soutenue à la Sorbonne, en explorant sa poésie sous l’angle du « poète de l’enfance » – de son enfance créole en Guadeloupe à l’expression sublimée de cette île dans son œuvre. En découvrant et en étudiant ses textes, j’ai trouvé une poésie de la nature et de l’air, d’une intensité rare, mais aussi une véritable philosophie. Dans ces vers, il exprimait avec une sensualité puissante les impressions vécues, la beauté du monde, la joie d’être là, au contact des choses et des êtres. Une poésie des éloges qui, pour moi, incarnait à la fois la mémoire d’un territoire et l’universalité du souffle poétique. »
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Et pour conclure, une belle anecdote avec une grande figure de la Martinique : « Aimé Césaire m’a accordé le privilège rare d’un entretien de près de deux heures en tête-à-tête. Il m’avait notamment donné la définition d’un mot rare qui m’intriguait : vérition, issu selon lui de verrere, évoque une sensation interne, liée à un geste et à une rotation – “tourner la langue dans la bouche” – comme on le ferait en remuant un mets dans une cuillère. Il la décrivait comme une image symbolique de la Martinique : “Une île où l’on est dans une calebasse, tournant sur nous-mêmes comme des êtres aliénés”. Pour m’en expliquer le sens, il avait mimé ce geste, dont je me souviens encore. J’en ai partagé l’explication à l’occasion d’un colloque et, chose amusante, cinquante ans plus tard, j’ai découvert qu’on en donnait encore le sens sur internet, en me citant.»
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Par Hocine Bouhadjera
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