Hassen Jaied, entrepreneur franco‑tunisien du monde de l’édition et de la librairie en Tunisie, s’interroge sur le silence qui entoure Gaza au sein de l’édition et de la création française. Dans ce billet, il se pose une question : « Aujourd’hui, face à Gaza, où sont ces voix courageuses ? »
Il y a des silences qui tuent plus sûrement que des armes. En ces mois où Gaza brûle, où des familles entières disparaissent sous les bombes, où un peuple est affamé, privé de soins et de liberté, la grande majorité des éditeurs et écrivains français restent muets. Ce silence n’est pas celui de l’ignorance : nul ne peut prétendre ne pas savoir. C’est un silence choisi, un silence de confort, qui résonne comme une approbation tacite.
La France aime à se dire héritière des Lumières, patrie des Droits de l’Homme, pays de Victor Hugo, ce poète qui, dans Les Châtiments, s’élevait contre toutes les tyrannies et dénonçait l’injustice avec une ferveur indomptable. Le pays de Victor Hugo, qui savait que « quand le crime parle, le crime a presque fini », se tait. Le pays des Lumières, qui se glorifie d’avoir porté la Déclaration des droits de l’homme, baisse les yeux.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? La grande majorité de la communauté éditoriale et littéraire française, pourtant si prompte à défendre la liberté d’expression lorsqu’elle est menacée ailleurs, s’enferme dans une prudence glaciale dès qu’il s’agit de dénoncer le massacre en Palestine.
Ils ont pourtant le pouvoir d’agir. Les éditeurs peuvent publier, traduire, diffuser les témoignages, les récits, les analyses qui brisent le discours dominant. Les écrivains peuvent user de leur notoriété pour alerter, écrire des textes, signer des tribunes, organiser des lectures, rappeler que la littérature sert aussi à combattre l’injustice.
Mais trop souvent, ils ne le font pas. Ils détournent le regard, craignant de perdre un lectorat, un contrat, une place médiatique. Certains deviennent même complices de médias qui, sous la censure ou l’autocensure, minimisent l’horreur ou invisibilisent les victimes.
Or, dans le face-à-face avec un crime contre l’humanité, la neutralité n’existe pas. Ne pas nommer, c’est déjà prendre parti. Ne pas dénoncer, c’est soutenir. Comment soutenir un État qui colonise, qui massacre, qui impose l’apartheid ? Israël se dit démocratique et État de droit.
Peut-on être un État de droit avec de tels massacres ? Peut-on encourager cela ? Répondez ! La déshumanisation est toujours le prélude aux pires crimes. Et chaque écrivain, chaque éditeur qui garde le silence devient, par ce silence, un maillon de cette chaîne d’effacement.
L’histoire a déjà connu ces moments où la lâcheté des intellectuels a couvert l’innommable. Sous Vichy, certains écrivains ont choisi le camp du pouvoir, d’autres ont résisté. Pendant l’apartheid sud-africain, des maisons d’édition ont bravé les interdits pour faire entendre les voix de la lutte.
Aujourd’hui, face à Gaza, où sont ces voix courageuses ? Pourquoi la grande majorité se dérobe-t-elle, alors qu’elle se pare volontiers d’engagement lorsqu’il s’agit de causes lointaines et consensuelles ?
Ce silence est d’autant plus indécent que le monde littéraire français s’enorgueillit de porter la mémoire des tragédies passées. On multiplie les hommages à Zola, on commémore les écrivains résistants, on célèbre ceux qui ont dénoncé les crimes de leur temps. Mais lorsque le crime se déroule sous nos yeux, on se tait. Comme si l’indignation était bonne pour les livres d’histoire, mais trop dangereuse pour le présent.
Les écrivains palestiniens, de Mahmoud Darwich à Ghassan Kanafani, nous ont appris que la lutte pour la Palestine est aussi la lutte pour la dignité humaine universelle. Les oublier aujourd’hui, ne pas donner la parole aux auteurs qui témoignent de l’horreur à Gaza, c’est trahir la mission même de la littérature.
L’histoire jugera cette majorité silencieuse. Les futures générations liront peut-être les livres qui paraîtront, trop tard, pour raconter les hôpitaux détruits, les enfants affamés, les fosses communes. Elles se demanderont : où étaient les écrivains et les éditeurs français quand cela se produisait ? Pourquoi ont-ils laissé passer ce moment sans parler, sans agir, sans écrire ?
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Être écrivain ou éditeur, c’est choisir. Choisir ce qui mérite d’être écrit, publié, entendu. Aujourd’hui, choisir de ne pas parler de Gaza, c’est accepter que l’injustice se perpétue. C’est renoncer à l’un des plus beaux rôles de la littérature : défendre les voix étouffées par le bruit des bombes.
Le temps viendra où les bombes se tairont. Chaque minute de silence pèse sur notre conscience. Mais il n’est pas trop tard aujourd’hui pour briser ce silence, et pour que la littérature française retrouve enfin sa voix, non pas au service des puissants, mais de ceux qui, à Gaza, se battent simplement pour vivre sur leur terre.
Par Hassen Jaïed
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