Par Jean-Marie Nol, économiste et chroniqueur
Une mutation accélérée
La société antillaise traverse une mutation profonde dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences pour l’avenir. Le pourrissement de la vie politique française, avec ses divisions et incertitudes, rejaillit directement sur nos territoires. Décomposition du tissu social, hystérisation du débat public, radicalisation : autant de symptômes qui traduisent l’effondrement progressif d’un pan entier de la sociologie antillaise.
L’individualisme s’est imposé comme un trait dominant, en particulier chez les jeunes générations. Ce phénomène, loin d’être anodin, fragilise les fondements mêmes du vivre-ensemble antillais.
De la solidarité au repli sur soi
Longtemps, la société antillaise s’est distinguée par son sens aigu de la solidarité et de l’entraide. Héritage des résistances collectives face à l’esclavage et au colonialisme, le « nous » primait sur le « moi ». Mais ce socle s’effrite. L’individualisme, perçu un temps comme une conquête de liberté, s’impose aujourd’hui comme une logique de repli et de compétition.
Les réseaux sociaux renforcent cette tendance : l’expression de soi et la quête de reconnaissance virtuelle priment sur la coopération, accentuant le fossé entre identité personnelle et identité collective.
Origines historiques de l’individualisme antillais
Il serait réducteur de voir dans cette évolution un simple glissement moral. Elle s’enracine dans un contexte historique précis. La départementalisation a ouvert la voie à la consommation de masse et à la logique d’assimilation, affaiblissant les mécanismes traditionnels de solidarité.
Les années 1960, marquées par le libéralisme culturel et Mai 68, ont valorisé l’autonomie individuelle et la réussite personnelle. La fermeture des usines sucrières, autrefois lieux de socialisation et de lutte, a accéléré ce basculement. Le travail collectif a cédé la place à un emploi public ou tertiaire davantage individualisé.
Conséquences sociales et culturelles
Les effets de cette montée de l’individualisme sont tangibles :
- Dans la famille, on constate un affaiblissement des liens intergénérationnels et une fragilisation du rôle protecteur de la famille élargie.
- Dans l’éducation, la réussite est perçue comme individuelle, souvent tournée vers l’émigration, au détriment de la responsabilité envers la communauté.
- Sur le plan culturel, un repli identitaire nourrit la défiance et le pessimisme.
L’engagement associatif et syndical s’essouffle. La convivialité demeure, notamment dans la sphère festive, mais elle ne débouche plus sur des projets collectifs durables.
L’individualisme économique
L’économie n’échappe pas à ce processus. La crise de la filière canne-sucre a entraîné la disparition d’espaces collectifs de travail et de lutte. L’essor du salariat public, puis de l’entrepreneuriat de survie, a encouragé la logique du « chacun pour soi ».
Aujourd’hui, les coopératives agricoles sont rares, les filières locales manquent de structuration, et la dépendance à l’État s’accroît. L’absence de culture économique solidaire empêche l’émergence de champions locaux capables de rivaliser avec les grands groupes extérieurs.
Vers un individualisme numérique et technologique
La révolution numérique et l’essor de l’intelligence artificielle risquent d’accentuer encore ces tendances. Les emplois peu qualifiés, pilier de l’économie locale, sont menacés. La compétition pour les rares postes qualifiés va renforcer l’isolement.
Pourtant, les nouvelles technologies pourraient aussi devenir un levier de solidarité si elles étaient mises au service de coopératives, de plateformes partagées ou de filières locales innovantes. Tout dépendra de la capacité des Antilles à inventer de nouveaux espaces collectifs.
Trouver un nouvel équilibre
Il serait injuste de diaboliser l’individualisme, qui a permis l’émancipation de l’individu et l’affirmation de sa liberté. Mais livré à lui-même, dans un contexte de dépendance économique et de crise sociale, il devient corrosif.
L’avenir dépendra de notre aptitude à restaurer un équilibre entre autonomie individuelle et solidarité collective. Sans un sursaut de coopération, d’engagement associatif et de revitalisation du lien intergénérationnel, la société antillaise risque de se fragmenter davantage et de se fragiliser face aux crises à venir.
Comme le dit un proverbe créole plein d’ambiguïté :
« Débrouya pa péché » – se débrouiller n’est pas un péché.
Mais encore faut-il que la débrouillardise individuelle ne se fasse pas au détriment du bien commun.