Au XIVᵉ siècle, l’empereur Soundiata Keïta jetait les bases d’un humanisme africain avant l’heure. Un texte visionnaire, inscrit aujourd’hui au patrimoine de l’UNESCO, qui interroge encore notre idée de l’universalité.
Aux sources d’un empire et d’une sagesse
Vers 1236, sur la plaine de Kurukan Fuga, près de Kangaba, le jeune empereur Soundiata Keïta rassemble les chefs du Mandé. Le grand empire du Mali vient de naître. Pour unir les clans et poser les fondations d’un ordre nouveau, Soundiata fait proclamer une charte de gouvernement. Transmise oralement de génération en génération par les griots, cette Charte du Mandingue — ou Kouroukan Fouga — deviendra l’un des plus anciens textes politiques et moraux connus au monde.
Bien avant les révolutions occidentales, elle proclame des principes d’une étonnante modernité : le respect de la vie, l’abolition de la razzia, la liberté d’expression, et le droit à la nourriture et à la paix. « Toute vie est une vie », dit la Charte. Une phrase simple, mais qui contient à elle seule tout un monde de valeurs humaines.
Un humanisme africain oublié
Dans cette charte, l’homme est reconnu dans sa dignité, non en tant qu’individu isolé, mais comme être de relation, membre d’une communauté reliée à la nature, aux ancêtres et aux forces du monde. Les décisions se prennent collectivement ; la parole, plus que l’épée, règle les conflits. Le pouvoir est décentralisé, confié à ceux qui savent écouter, protéger et équilibrer.
Ce modèle de société, que l’historien Joseph Ki-Zerbo qualifiait d’« humanisme communautaire », démontre que la démocratie et les droits humains ne sont pas nés en Europe, mais ont fleuri en Afrique bien avant la modernité. Pourtant, cette sagesse n’a jamais franchi les frontières du continent — ou si elle l’a fait, ce fut par fragments, méconnus ou méprisés.
Quand le sacré limite l’universel
Pourquoi ces valeurs, si proches de celles que l’Occident revendiquera plus tard, ne sont-elles pas devenues universelles ? Une partie de la réponse se trouve dans la dimension sacrée de la pensée africaine. Dans le Mandé, la morale et la loi ne viennent pas de la raison humaine, mais de l’ordre cosmique : l’équilibre entre les hommes, la nature et les esprits. Le politique n’est pas séparé du spirituel ; il en est la prolongation.
De ce fait, les valeurs proclamées à Kurukan Fuga valaient pour la communauté initiée, non pour l’humanité abstraite. Là où l’Europe des Lumières a sécularisé la morale pour la rendre universelle, l’Afrique a sacralisé l’éthique, la reliant au divin et à la vie.
C’est cette différence de fond — entre raison universelle et harmonie sacrée — qui explique pourquoi la Charte du Mandingue est restée un trésor local, et non un manifeste mondial.
L’Afrique, une autre voie vers l’universel
Aujourd’hui, alors que le monde s’interroge sur le sens des droits humains et la place de la spiritualité dans la politique, la Charte du Mandingue réapparaît comme une leçon de sagesse intemporelle. Elle nous rappelle que la dignité humaine n’est pas qu’une question de lois ou de constitutions, mais de relations : entre les êtres, avec la terre, avec le sacré.
Le philosophe Souleymane Bachir Diagne voit dans cet héritage une source d’inspiration pour repenser l’universel : non plus comme une norme imposée par une civilisation sur les autres, mais comme une harmonie des diversités, une universalité vécue dans le respect de toutes les formes de vie.
L’Afrique, loin d’avoir « manqué » l’universalité, a peut-être simplement choisi une autre voie vers l’humain — celle où la justice ne se déclare pas, mais se vit, et où la parole donnée a plus de valeur qu’un serment écrit.
Une sagesse ancienne pour un monde en quête de sens
Inscrite au Patrimoine immatériel de l’UNESCO depuis 2009, la Charte du Mandingue continue de vibrer dans la mémoire du continent. Elle parle d’un monde où la loi est au service de la vie, où le pouvoir s’exerce dans la responsabilité, et où la liberté s’enracine dans la solidarité.
À l’heure où les sociétés modernes peinent à concilier progrès, spiritualité et justice, cette voix venue du XIIIᵉ siècle malien nous rappelle une vérité simple : le droit le plus universel reste celui de reconnaître l’autre comme un semblable.
— Par Jean-Paul BLOIS