Par Jean-Marie Nol, économiste et juriste en droit public
Un signal budgétaire inquiétant pour les Outre-mer
L’annonce du projet de loi de finances 2026 a résonné comme un coup de tonnerre dans les Outre-mer. Pour la première fois depuis six ans, le budget du ministère qui leur est consacré sera amputé de manière significative. Ce recul symbolise un virage politique clair : celui d’une rigueur assumée, qui privilégie l’orthodoxie budgétaire à la cohésion économique et sociale. Derrière les chiffres, c’est une vision du lien entre la France et ses territoires ultramarins qui s’effrite, laissant craindre un basculement silencieux vers le désengagement de l’État au profit d’un rattachement plus direct à l’Europe.
Une austérité qui frappe d’abord les économies insulaires
Pour réduire un déficit public devenu abyssal, le gouvernement entend économiser 30 milliards d’euros d’ici 2026, en conjuguant hausses de recettes et coupes dans les dépenses. Les Outre-mer figurent parmi les premières victimes : 160 millions d’euros en moins par rapport à 2025, soit une baisse de près de 6 % des crédits. Le gouvernement prévoit également 750 millions d’euros d’économies sur les aides aux entreprises ultramarines, en restreignant les exonérations prévues par la loi LODEOM et en remaniant les dispositifs de défiscalisation de l’investissement productif.
La réforme de la défiscalisation : un risque pour le tourisme
L’article 7 du budget 2026 prévoit de limiter les défiscalisations aux investissements verts dans les territoires ultramarins, ce qui aura un impact direct sur le tourisme et l’hôtellerie, piliers de l’économie locale.
« Dans les faits, cette réforme réduit drastiquement l’attractivité des territoires d’Outre-mer », alertent les acteurs économiques. Les premiers effets sont déjà visibles : gel des salaires, hausse du coût du travail, faillites et pertes d’emplois. Catherine Rodap (MEDEF Martinique) et Patrick Vial-Collet (CCI Guadeloupe et ACCIOM) dénoncent une “cure d’austérité aveugle” qui met fin à la progression budgétaire amorcée depuis 2020 pour compenser les handicaps structurels : insularité, surcoûts logistiques, dépendance énergétique et vulnérabilité sociale.
Un tissu associatif en péril
Au-delà des entreprises, la rigueur budgétaire menace aussi le secteur associatif, moteur de la cohésion sociale. Selon L’Humanité, 90 000 emplois sont menacés. Le monde associatif — qui représente 1,8 million de salariés et 20 millions de bénévoles — subit une “purge” sans précédent : Secours catholique : 150 licenciements sur 930 salariés, une première depuis 1946 ; APF France handicap : plus de 300 licenciements en 2024. Faute de subventions suffisantes, 70 % des associations ont des fonds propres fragiles ou nuls, et 30 % disposent de moins de trois mois de trésorerie.
La tempête mondiale : IA, chômage et déséquilibres générationnels
Le krach de l’économie qui vient : « Nous devrions nous en inquiéter sérieusement en Guadeloupe »cette rigueur budgétaire s’ajoutent les mutations structurelles du marché de l’emploi mondial, accélérées par l’intelligence artificielle. Selon Stanford et Harvard, l’emploi des jeunes diplômés (22-25 ans) a chuté de 6 % depuis 2022 dans les secteurs de la communication, du marketing ou de la finance. En France, les grandes écoles constatent un ralentissement inédit de l’insertion professionnelle. Pour les territoires ultramarins, où la jeunesse est majoritaire, cette tendance mondiale pourrait devenir une bombe sociale.
LODEOM et défiscalisation : les piliers menacés du modèle ultramarin
La LODEOM, pierre angulaire des exonérations de charges patronales, est jugée “trop coûteuse”. Le gouvernement parle de rationalisation, mais les acteurs économiques dénoncent une attaque frontale contre la compétitivité locale.
Catherine Rodap alerte : « Un commerçant de quartier avec quatre salariés au SMIC verrait ses charges sociales bondir de 25 000 euros par an ; un artisan du bâtiment, de 12 000 euros. » Quant aux nouveaux critères “verts” de défiscalisation, ils risquent d’exclure des pans entiers de l’économie — hôtellerie, restauration, transport — au moment où les territoires peinent à attirer des capitaux productifs.
Les chiffres du ralentissement économique
Selon le rapport Allianz Trade 2025, les défaillances d’entreprises dans les DOM ont progressé de 10 % en un an. Guyane : +135 % au 3e trimestre (après +440 % précédemment) ; Guadeloupe : +27 % ; Martinique et Réunion : accalmie relative, mais fragilité persistante. Les secteurs les plus touchés — services, construction, commerce, hébergement, restauration — concentrent 80 % des faillites, soit le cœur du tissu économique et social.
La rigueur française et ses effets pervers
Avec une dette publique de 3 450 milliards d’euros et un déficit de 170 milliards, la France emprunte à 3,4 %, presque comme l’Italie. La charge de la dette atteindra 55 milliards d’euros en 2025 et pourrait dépasser 100 milliards d’ici 2030. Cette spirale réduit la marge de manœuvre budgétaire et justifie, selon Bercy, des coupes “inévitables”. Mais cette rigueur devient contre-productive lorsqu’elle détruit les moteurs mêmes de la croissance.
Outre-mer : le “choc d’incertitude”
Le “choc d’incertitude” évoqué par l’OFCE frappe de plein fouet les Outre-mer, où la fragilité économique se double d’une crise de confiance politique. Les élus dénoncent la surdité institutionnelle et l’absence de concertation. Les acteurs économiques réclament une approche différenciée : maintien de la LODEOM, “bonus vert outre-mer”, investissements productifs et recentrage sur l’emploi local.
Une faute politique en gestation
Car derrière ces débats techniques se joue une question de survie économique. L’austérité, lorsqu’elle se mue en indifférence, devient une faute politique majeure. Le krach économique qui s’annonce n’est pas une abstraction : il menace directement les emplois, les entreprises et la stabilité sociale des Outre-mer. La France océanique, éparpillée sur quatre continents, n’est pas un luxe budgétaire : elle est un levier stratégique et géopolitique.
Rigueur ou abandon ?
À quelques mois du vote du budget, une question cruciale demeure : la République est-elle prête à assumer les conséquences politiques et humaines de son désengagement ?
L’histoire retiendra moins les économies réalisées que les fractures qu’elles auront creusées. Et si, paradoxalement, ne pas censurer le gouvernement Lecornu semble préférable à une instabilité politique chronique, cette prudence pourrait bien avoir un coût historique : celui de l’abandon silencieux de la France océanique.



