Reporterre
L’autorisation, le 20 octobre, d’un projet d’exploration pétrolière au Brésil expose les côtes guyanaises à un risque de marée noire. Pourtant, le sujet n’est pas à l’agenda politique de la France.
Cayenne (Guyane), reportage
« Si demain il y a une fuite de pétrole au Brésil, ce seront nos côtes qui seront les premières touchées et les dégâts seront irréversibles. Ce sujet nous concerne, or pour l’instant, la population n’est pas du tout informée », soupire Steve Norino, attablé à la terrasse d’une des deux boulangeries de Saint-Georges, la ville française de 5 000 habitants étendue le long de l’Oyapock, en face du vaste Brésil.
Le projet pétrolier qui inquiète Steve Norino a été autorisé le 20 octobre par l’Autorité environnementale brésilienne (Ibama). Après dix ans d’attente, Petrobras, le géant pétrolier national, a reçu le feu vert pour explorer le Bloc 59, un gisement estimé à 10 milliards de barils, situé à 175 km des côtes de l’Amapá et à quelques encablures des eaux territoriales françaises. Les forages, qui dureront cinq mois, le temps d’évaluer leur potentiel commercial, devraient commencer dans les semaines à venir.
« On prie pour qu’il n’y ait pas de problème »
Figure locale de la communauté autochtone Palikur, vivant à cheval entre la Guyane et le Brésil, Steve Norino essaye depuis plusieurs mois de sensibiliser ses compatriotes à cette nouvelle ruée vers le pétrole qui se prépare de l’autre côté du fleuve frontière, mais se heurte au manque de transparence qui entoure ce sujet. « Je ne suis pas à 100 % contre le fait que les Brésiliens explorent leur potentiel pétrolier, mais nous avons besoin de savoir comment se dérouleront les forages, quelles sont les mesures de sécurité prévues », reprend-il.
Une nappe pétrolière de 132 km en 3 jours
« Nous manquons encore de connaissances sur cette région marine très complexe, soumise à des courants intenses et imprévisibles, mais les différents scénarios montrent qu’en quelques heures, une marée noire pourrait s’étendre jusque dans les eaux françaises avec un gros risque pour la pêche, troisième secteur économique de la Guyane, et nos mangroves où se reproduit une grande partie de la biodiversité marine », confirme Laurent Kelle, représentant du WWFGuyane, qui s’appuie notamment sur des simulations internes à Petrobras.
Ces craintes ont récemment été confirmées par une autre étude, publiée le 1er octobre par des chercheurs de l’université fédérale de l’Amapá et de l’Institut national de recherche amazonienne. Selon eux, une nappe pétrolière pourrait s’étendre jusqu’à 132 km en seulement trois jours. Surtout, la profondeur de forage (2,9 km) retenue par Petrobras rendrait toute opération de confinement « plus difficile » que lors de la catastrophe du golfe du Mexique, en 2010, qui avait nécessité cinq mois d’intervention.

Même une marée noire qui se restreindrait aux mangroves de l’Amapá — l’État le plus préservé du Brésil [1] — aurait des conséquences sur la biodiversité sous-marine, notamment halieutique, de toute la région.
Contactée par Reporterre, Petrobras met en avant les précautions qu’elle a prises pour prévenir les risques (exercice de simulation et création d’un centre de dépollution de la faune sauvage). Quant à la possibilité d’une marée noire, elle renvoie aux technologies de « dernière génération » avec lesquelles elle travaille et dont la capacité technique est « reconnue mondialement ».
Le grand absent de la coopération transfrontalière
Malgré ces risques avérés, les pouvoirs publics français sont aujourd’hui relégués au rang d’observateurs passifs. Aucune administration française n’a par exemple été associée à la manœuvre « préopérationnelle » simulant une intervention d’urgence, réalisée par Petrobras, fin août.
Cette simulation de quatre jours, ayant mobilisé douze navires, visait à prouver que l’entreprise publique était bien en capacité de répondre à la législation environnementale locale en cas d’accident. L’Ibama, longtemps opposée au projet mais sous pression des autorités locales et fédérales, a considéré le test comme réussi, ouvrant la voie à l’octroi de la licence.
Plus étonnant encore, le sujet pétrolier n’a pas été inscrit à l’agenda de la dernière commission mixte de coopération transfrontalière, instance privilégiée du dialogue entre les deux pays, qui s’est tenue le 11 et 12 juin. On y traite de nombreux sujets économiques et sécuritaires plus ou moins sensibles comme la lutte contre l’orpaillage et la pêche illégale, l’octroi des visas ou l’entretien du pont transfrontalier.
« Tout le monde sait que le risque environnemental est réel »
« Au niveau de la préfecture de Guyane, nous avons constitué depuis plusieurs mois un groupe de réflexion pour faire le point sur les moyens dont nous disposons et élaborer une stratégie de gestion des risques, explique Priscilla Thébaux, chargée de mission coopération transfrontalière à la sous-préfecture de Saint-Georges. Toutefois, nous avons des difficultés à obtenir des informations sur ce qui se passe côté Brésil. C’est un sujet qui touche à leur souveraineté, ce qui demande une certaine prudence diplomatique. »

Selon les informations de Reporterre, en octobre 2022, une première tentative d’approche des autorités brésiliennes aurait été initiée par l’administration de l’époque, sans succès. Depuis, rien ne semble avoir été tenté. « Tout le monde sait que le risque environnemental est réel, mais rien n’a été anticipé. Comme sur beaucoup d’autres sujets en Guyane, la posture de l’État est celle de l’autruche. On n’en parle pas et on prie pour qu’il n’y ait pas de problème », tranche une source administrative.
Ce manque d’anticipation est d’autant plus discutable que le pétrole n’a pas fait irruption en un jour sur le plateau des Guyanes. Le Guyana exploite depuis 2019 un immense gisement découvert en 2015, tandis que le Suriname se prépare depuis plusieurs années à commercialiser ses premiers barils, en 2028. Côté Brésil, Petrobras a acquis le Bloc 59 dès 2013 et plusieurs ONGenvironnementales, dont Greenpeace et le WWF, ont alerté, à partir de 2017, sur les menaces que ferait peser toute activité pétrolière sur la barrière récifale de l’Amazone.

Cet ancien récif corallien, situé à l’embouchure du plus puissant fleuve au monde, s’est adapté à l’absence de lumière, liée à la très forte densité de sédiments dans l’eau. Selon les premières publications scientifiques, il accueillerait une biodiversité très prometteuse, quoique méconnue, la grande majorité du site n’ayant pas encore été explorée.
Un bouleversement global
Au-delà des risques écologiques, l’arrivée de Petrobras dans la région constitue une petite révolution qui aura des répercussions socio-économiques sur l’est de la Guyane. Depuis quelques mois, Oiapoque, la foisonnante ville de 30 000 habitants située sur la rive brésilienne, enchaîne les métamorphoses. Attirés par les promesses économiques de l’or noir, des milliers de travailleurs précaires de l’Amapá, un des États les plus pauvres du pays, affluent depuis plusieurs années dans les quartiers informels qui poussent à la périphérie de la ville.
Quoique difficile à quantifier, cette poussée démographique aura des conséquences sur les services publics français, notamment les écoles et les établissements de santé, accessibles en quelques minutes de pirogue et auxquels ont déjà recours une partie des habitants d’Oiapoque.

Du côté de Saint-Georges, certains habitants s’inquiètent aussi, comme Steve Norino, d’une potentielle recrudescence de la criminalité, bien qu’il soit, là aussi, difficile de distinguer ce qui relève du fantasme du risque réel. « Si le Brésil renforce sa lutte contre le banditisme pour sécuriser les activités de Petrobras, les factions brésiliennes pourraient venir s’implanter un peu plus du côté guyanais », explique-t-il. Selon la gendarmerie nationale, près de 400 individus ont déjà été identifiés comme appartenant à ces bandes criminelles, sur le territoire guyanais.
Le développement économique de l’Amapá pourrait apporter des opportunités d’emploi à la population de Saint-Georges, où le taux de chômage oscille autour de 50 %. De même, l’afflux de populations aisées — notamment les cadres de Petrobras et leurs familles — pourrait stimuler les secteurs locaux du tourisme et des services.
Des scénarios multiples et incertains qui sont autant de raisons pour la Guyane de se préparer à toutes les éventualités, afin que le département reçoive au moins une partie des bénéfices liés à l’activité pétrolière, et pas seulement ses risques écologiques inconsidérés.



