Pratiquée depuis des siècles en Martinique, la senne est plus qu’une technique de pêche. C’est un geste collectif, une mémoire vivante et un lien fort avec la mer. Cette tradition, autrefois florissante, se heurte aujourd’hui à la fragilité des écosystèmes marins et au déclin de la profession. Entre héritage culturel et impératifs écologiques, l’avenir de la senne reste à inventer.
Un geste ancestral qui fait village
À Bellefontaine, à l’aube, la plage s’anime. Les haleurs tirent les cordages, le filet se resserre et bientôt l’eau miroite sous les bonds des coulirous et des maquereaux argentés. La plage devient marché. La senne, héritée des Indiens Caraïbes puis transmise aux Africains déportés dans la Caraïbe au début du 18ème siècle, est l’une des plus anciennes pêches des Antilles. Pour les anciennes générations, elle reste synonyme de survie, un soutien alimentaire précieux dans les années difficiles de l’après-guerre. Dans la mémoire collective, elle conserve une aura intacte : «
Quand le coulirou est annoncé, la Martinique se déplace. », sourit Marcel Dessennes, maître-senneur à Saint-Pierre.
Héloïse Mathieu, Chargée de mission Pêche et Aquaculture durables au Parc naturel marin de Martinique (PNMM), le confirme : « La senne est une pêche dite traditionnelle, culturellement très importante sur le territoire. » Mais le paysage a changé. Mouillages de plaisance, création d’espaces protégés ou encore zones rendues inexploitables par la pollution au chlordécone compliquent aujourd’hui la pratique, tandis que la communauté de senneurs vieillit. L’étude réalisée par le PNMM à la demande de la Direction de la Mer et du Comité des pêches avec le concours efficace des maitres senneurs en 2020, La senne en Martinique, une pratique en évolution, relève une régression très marquée de la « senne de plage » depuis les années 1960, en particulier sur le littoral Caraïbe. En 1969, plus de 400 grandes sennes étaient recensées. Il en reste moins d’une centaine sur l’île, dont la plupart ne sont pas utilisées.
Pourtant, la senne demeure le deuxième métier artisanal le plus productif en Martinique, avec près de 215 tonnes de poissons débarquées chaque année. Dans certaines communes, comme le Carbet, Bellefontaine, Case-Pilote, Schœlcher ou encore les Anses-d’Arlet, la pratique s’organise encore selon des règles traditionnelles. En effet, des conventions et les fameux « cahiers de traits », où l’on réserve les anses et répartit les tours de senne, sont encore utilisés. Cette organisation coutumière témoigne d’un enracinement profond dans la culture locale. Ce qui n’empêche cependant pas les critiques sur son impact écologique présumé.
Tensions sur l’eau : économie locale vs. habitats sensibles
Côté maîtres-senneurs, on défend une pratique qui nourrit tout un réseau local (équipage, haleurs, mareyeuses, restaurateurs). Au Marin, Philippe Arnerin rapporte comment il a adapté sa technique :
« A présent, on utilise des bouées pour éviter de racler les fonds. Tous les quatre bidons, un plongeur règle la hauteur du filet par rapport au fond ».
Dans le sud de l’île, il est le seul pratiquer la senne tractée de cette manière. Un choix pensé autant pour limiter l’impact écologique que pour préserver son matériel. Pourtant, malgré ces efforts d’adaptation, la senne est régulièrement montrée du doigt. Une mauvaise image jugée injuste par le Comité des pêches :
« Les institutionnels ont limité la senne à la senne tractée. Nous sommes jugés comme des chalutiers ! Quand vous entendez des gens dire que l’on détruit les herbiers en Martinique, c’est faux. », insiste Jean-Michel Cotrebil, son Président.
Pour les pouvoirs publics, la situation est plus nuancée. Il est relevé un risque accru lorsque les coups de senne se répètent sans temps de repos sur les mêmes sites, pouvant entrainer la capture de juvéniles et une pression sur les herbiers et les récifs. L’étude environnementale de 2020 détaille les milieux plus ou moins affectés en fonction de comment et où la senne est utilisée : pâturages d’herbiers, fonds meubles, zones rocheuses ou coralliennes. Ces biotopes jouent un rôle de nurserie et de corridor écologique (de la mangrove vers l’herbier, puis le récif). L’impact mécanique sur sable est limité, mais l’arrachage est réel sur herbiers et gorgones lorsque le filet accroche les cayes (rochers).
Cette même étude met en avant une alternative : la senne tournante, qui consiste à encercler et relever le banc sans tracter. «
Elle ne va jamais toucher le fond, ce qui solutionne le problème principal de la senne : son tractage », affirme Héloïse Mathieu.
Vers un compromis « tradition durable »
La pêche en Martinique est encadrée par plusieurs textes, notamment deux arrêtés de 2019 qui interdisent l’usage de filets remorqués, le chalutage de fond et la capture de juvéniles. La pêche de loisir à la senne de plage est également prohibée. Cependant, l’encadrement des dispositions applicables à la senne de plage reste à définir. « Ces arrêtés prévoient que la senne de plage soit soumise à une autorisation spéciale. Or, l’arrêté d’application qui devait en fixer les modalités concrètes n’a pas encore été pris, car cela nécessite un travail de coordination et de consensus entre les différents acteurs, et notamment avec le Comité régional des pêches. », souligne Émilie Lagrange, adjointe au directeur de la mer de la Martinique, chargée des activités maritimes.
En 2023, les résultats de l’étude menée par le PNMM ont été présentés aux professionnels, marquant le point de départ attendu d’une nouvelle phase de concertation sur l’avenir de la réglementation. Depuis, la situation est restée inchangée : aucun consensus n’a émergé. La Direction de la mer s’interroge sur le niveau d’encadrement le plus approprié pour la senne de plage. Selon eux, le défi pour cette pêche traditionnelle, de moins en moins pratiquée mais à l’importance sociale et patrimoniale réelle, est celui de son engagement en faveur de la protection des fonds marins et de la biodiversité.
Le PNMM, de son côté, insiste sur la nécessité d’un cadre partagé et avance plusieurs pistes : encourager la senne tournante, qui n’abîme pas les fonds ; systématiser les conventions et les cahiers de traits avec des temps de repos par zones ; améliorer la sélectivité des captures ; et adapter la gestion en fonction de la proximité des récifs.
Sur le terrain, certains maîtres-senneurs n’ont pas attendu la réglementation pour adopter des pratiques respectueuses de la biodiversité marine :
« Nous remettons tout de suite à l’eau les tortues lorsqu’elles sont capturées accidentellement et nous pratiquons le tri des prises pour libérer les juvéniles ou les poissons sous-taille encore vivants », explique Philippe Arnerin. Ces gestes empiriques, transmis entre générations, montrent que la durabilité peut aussi passer par l’expérience et la concertation locale.
Aussi, nombreux sont les senneurs qui ne valident pas les évolutions imposées par les textes récents.
« En élargissant les mailles à 19 mm comme le propose l’arrêté de 2019, on fait plus de dégâts qu’autre chose : des alvins restent maillés. Avant, avec 16 mm, nous arrivions à tous les ramener à la surface et à opérer un tri rapide. Nous en sauvions ainsi la majorité. », déplore Joël Mourtialon, pêcheur à Bellefontaine.
À cela s’ajoute une critique récurrente : la complexité administrative et une communication jugée insuffisante entre institutions et pêcheurs. Beaucoup appellent à un travail de terrain plus direct, pour que les règles soient comprises, partagées et réellement appliquées. A noter que la Direction de la mer et le PNMM ont participé à une matinée de senne de plage au Carbet le 7 octobre dernier.
Entre mémoire et avenir, la senne cristallise le dilemme des îles : transmettre un patrimoine vivant sans abîmer la mer nourricière. L’étude réalisée par le PNMM fournit une base technique aux institutions et aux professionnels pour co-écrire des règles applicables. Suffisamment protectrices pour les herbiers et les récifs, et assez souples pour que les jeunes aient encore envie de reprendre le filet…
Camille Guigonnet



