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À Providência, près de Belém, des communautés fondées il y a près de 200 ans par des esclaves en fuite sont aujourd’hui victimes de l’agrobusiness. – © Damien Cuviller / Reporterre
Près de Belém, hôte de la COP30, des communautés fondées au XIXe siècle par des esclaves en fuite sont aujourd’hui victimes d’agressions, de menaces de mort et de corruption. Derrière ces violences : une agro-industrie dévorante.
Île de Marajó (Brésil), reportage
L’histoire est digne d’un mauvais western. En 2023, Antonio Carlos Lima, dit Toninho, partait inspecter un des champs de manioc, pastèques et potirons que cultive sa communauté de Providência. Le village, situé à deux heures de bateau de Belém sur l’île de Marajó, à l’embouchure du fleuve Amazone, fait partie de la quinzaine de quilombos de la région de Salvaterra. Des communautés fondées il y a près de 200 ans par des esclaves déportés d’Afrique, fuyant le travail forcé des plantations.
Sur le chemin, un homme a interpellé Toninho, a posé une carabine sur son visage et lui a donné sept jours pour abandonner ce lopin de terre. Assis sur une chaise en plastique, à l’entrée de sa maison, il se remémore la suite de la scène, le regard dépité : « Je lui ai dit que l’affaire était devant les tribunaux. Il m’a rétorqué que si je parlais encore une fois de justice, il m’éclaterait la cervelle. »
À la racine de ce déchaînement de violence se dresse une agro-industrie à l’appétit dévorant. De riches propriétaires de fermes tenteraient d’accaparer ces bourgs vulnérables, pour étendre un peu plus encore leurs cultures intensives de riz, de soja et de maïs. Y compris par la force. De nombreux récits semblables à l’agression racontée par Toninho hantent ainsi les habitants, délaissés par les pouvoirs publics.
« On vit dans la peur constante »
À quelques kilomètres de là, dans le quilombo voisin de Rosário, Claudeth Sousa de Assuncão, elle, a bien cru mourir lorsqu’un tracteur a tenté de l’écraser volontairement. Elle prenait des photos pour documenter la violation d’une décision de justice, qui interdisait l’utilisation d’une route, construite sur leur territoire en toute illégalité.
« On vit dans la peur constante, raconte cette trentenaire, mère de deux enfants. J’ai fait mettre des barreaux à mes fenêtres. » Elle habite un village d’une centaine de familles, où tous se connaissent, à plus d’une demi-heure de route du premier bourg.

Face à ces menaces, les deux leaders communautaires ont intégré un programme de protection des défenseurs des droits humains, chapeauté par le gouvernement fédéral. Il faut dire que l’État amazonien qu’est le Pará concentre à lui seul un cinquième de toutes les violences perpétrées contre les défenseurs des droits humains au Brésil. Et 94 % des victimes sont des militants écologistes.
« Quand elle est arrivée, son fœtus était déjà mort »
Sur l’île de Marajó, un homme — arrivé sur ce territoire en 2011 — est notamment accusé d’être à l’origine de ces violences : Joabe Dauzacker Marques, le propriétaire des deux fermes qui envahiraient le territoire quilombola.
Sa funeste ambition se traduit déjà dans le paysage. Providência est entièrement encerclé de champs ras et entièrement déboisés, qu’il faut traverser sur des kilomètres pour arriver aux premières habitations. « Il ne nous reste plus qu’une tarefa [unité de mesure équivalant à 3 km² de superficie] pour cultiver du manioc, précise Crislane Francisca Pinheiro Lima, fille de Toninho. Désormais, nous cultivons pour d’autres quilombos, qui nous prêtent un peu de leurs terres. »
En une petite quinzaine d’années, tout leur mode de vie — basé sur des traditions ancestrales — a été fragilisé. Quand ces communautés ne sont pas empêchées par des hommes armés d’accéder aux cours d’eau, les pesticides prennent le relais. Répandus sur les champs par avion ou par drone, ces produits chimiques s’infiltrent jusqu’à atteindre les rivières… empêchant dès lors les quilombolas de pêcher ou cueillir les baies d’açaï, constituant la base de leur alimentation.

À Providência, les habitants estiment que même sans consommer les aliments contaminés, ces pesticides nuisent gravement à leur santé. Le 4 mars 2024, en fin de journée, le village a notamment été brusquement envahi par une forte odeur chimique. Se retrancher aussitôt dans les maisons n’y changea rien : migraines et diarrhées s’invitèrent dans la communauté.
« Cinq jours après cet épisode, une voisine enceinte a commencé à saigner sans explication, se souvient Crislane, d’un ton rageur. On a appelé une ambulance, mais deux heures plus tard… toujours rien. » La décision fut alors prise d’emmener la victime à Belém, à l’aide d’un véhicule prêté par les villageois d’un quilombo adjacent. « Quand elle est arrivée, son fœtus de cinq mois était déjà mort », poursuit-elle. Les examens toxicologiques ayant eu lieu qu’une vingtaine de jours plus tard, le lien direct avec l’épandage des pesticides n’a pu être prouvé officiellement.
Une corruption en l’absence de l’État
Dans cette lutte, les quilombolas ne peuvent compter sur l’aide de l’État. Leur seule façon d’obtenir l’expulsion de Joabe Dauzacker Marques serait de recevoir la reconnaissance officielle de la délimitation de leur territoire. Un processus engagé auprès de l’Institut national de la colonisation et de la réforme agraire (Incra) : dès 2013 pour les habitants de Providência, et 2007 pour ceux de Rosario. En vain, pour les uns comme pour les autres.
« C’est un processus extrêmement bureaucratique », confirme à Reporterre un fonctionnaire fédéral actif dans la région. Par peur de représailles, il a souhaité préserver son anonymat. Il y a tout juste quelques semaines, son équipe a dû s’extirper d’une autre localité du Pará — chahutée par un conflit comparable, après que des agriculteurs les ont pris à partie.
En parallèle, Joabe Dauzacker Marques, lui, profite d’une certaine connivence avec Valentim Lucas de Oliveira, maire de Salvaterra, municipalité dont dépendent les quilombos menacés. L’édile en question lui a notamment cédé un terrain arguant que l’espace, où se trouvait auparavant une usine de transformation d’ananas, était vacant depuis dix ans. Une collusion qu’il essaie même d’étendre aux villageois eux-mêmes depuis plusieurs années. Contactés par Reporterre, ni Joabe Dauzacker Marques ni la mairie de Salvaterra n’ont donné suite à nos sollicitations.
« Le but est de coopter ceux qui leur résistent »
Les défenseurs de cet agrobusiness n’hésitent pas à manipuler les habitants pour arriver à leurs fins. En 2020, Manuel Vasconcelos de Assombrado, octogénaire alors à la tête d’une association du quilombo souffrait de douleurs à la prostate. Son état nécessitant une hospitalisation à Belém, les frères ont pris à leur charge les frais de transport et de soins. En échange de quoi ? Rien, ou presque. Juste une petite signature au bas d’un papier.
Illettré, Manuel accepta. Le document, que Reporterre a pu consulter, déclarait entre autres que la route tant décriée avait soi-disant été construite « en partenariat » avec le quilombo. Il disculpait en outre les exploitants de toute entrave à l’accès aux cours d’eau. À force de protestation, les quilombolas ont depuis réussi à invalider la signature de ce document. Celui-ci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des pièges tendus par l’agro-industrie, assurent-ils.

Eliete, la mère de Claudete, peut en témoigner : « Il y a deux ans, j’ai souffert d’une sévère hémorragie. J’avais un fibrome, dit-elle, à l’ombre des grands arbres trônant au cœur du village. Joabe l’a su, et m’a offert 5 000 reais [817 euros environ], que j’ai poliment refusé. » Toninho, lui, affirme s’être vu offrir 100 000 reais, soit plus de 16 000 euros, ainsi qu’une moto pour abandonner son combat.
« Les agriculteurs profitent de l’absence de l’État pour remplacer les services publics, dans le but de coopter ceux qui leur résistent, déplore auprès de Reporterre le fonctionnaire anonyme, fort de plus de dix ans d’expérience. Si ces territoires bénéficiaient d’une reconnaissance légale, les politiques publiques pourraient s’y appliquer. »
Presque seuls contre tous, les quilombolas n’ont pas pour autant l’intention de baisser les bras. Ces prochains jours, Claudete interviendra lors de la COP des peuples, un contre-sommet organisé par la société civile en parallèle des grandes négociations climatiques. « Une occasion unique » de dénoncer les violences dont les siens sont victimes devant des délégations venues du monde entier, se réjouit-elle, un bol d’açaï dans le creux de la main.
Quelques mètres plus loin, des villageois s’affairent au potager communautaire tandis que d’autres participent à un atelier de couture récemment mis en place. Dans les traces de leurs descendants, tous refusent d’abdiquer : « Notre simple existence est déjà une résistance », lance une femme, sourire aux lèvres



