Le rôle de la dette publique dans l’appauvrissement de l’État français trouve une résonance particulière dans la Caraïbe. Dans cette région fragmentée, marquée par de fortes inégalités et une histoire économique contrainte, la dette – ou, plus largement, la dépendance financière – constitue depuis des décennies un instrument décisif dans la limitation des marges de manœuvre des gouvernements.
Un héritage de dépendance structurelle
Dans les États indépendants, la dette publique est l’un des mécanismes centraux de cette fragilité. Dans les années 1980 et 1990, les plans d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale ont profondément remodelé les économies de la région : réduction des services publics, privatisations massives, libéralisation des marchés, dépendance accrue aux importations et à l’aide internationale. La Jamaïque, la Barbade, la Dominique ou encore Grenade ont ainsi consacré pendant des années une part conséquente de leurs recettes au remboursement de leur dette, au détriment des investissements sociaux et productifs. Comme en France, mais dans une dynamique plus brutale encore, la dette est devenue un levier de transfert de richesse vers les créanciers, souvent étrangers.
Les territoires français de la Caraïbe : une dépendance d’une autre nature
En Martinique, en Guadeloupe ou en Guyane, la situation diffère : il n’existe pas de dette souveraine propre, et ces territoires bénéficient d’un financement national stable. Mais ils évoluent dans un cadre budgétaire national lui-même fortement contraint. Dans un contexte de remontée des taux, la hausse du coût de la dette française pèse mécaniquement sur les arbitrages budgétaires de l’État. Les dotations aux collectivités ultramarines stagnent, tandis que les besoins, eux, augmentent. Le manque d’investissement dans les infrastructures, l’eau, les déchets ou les réseaux numériques relève moins d’une fatalité que d’une chaîne de décisions économiques nationales où l’Outre-mer se retrouve, de fait, en périphérie.
La dépendance est également d’ordre structurel : les secteurs clefs – énergie, importations alimentaires, distribution, fret, télécommunications – sont largement dominés par quelques grands groupes ou par des entreprises extérieures aux territoires. La valeur créée localement s’en trouve captée, et les marges de développement endogène restent réduites.
La rente comme mode de fonctionnement
De Port-of Spain à Fort-de-France, la rente supplante l’investissement collectif. La dette publique – ou la dépendance budgétaire – devient un argument justifiant des politiques de rigueur, la compression des dépenses ou la privatisation d’infrastructures stratégiques. Dans les États caribéens les plus vulnérables, l’endettement élevé s’accompagne d’un contrôle accru des bailleurs internationaux. Dans les territoires français, il se traduit par une difficulté persistante à dégager une autonomie d’action, faute de pouvoir fiscal ou monétaire propre.
Cette double réalité nourrit un cercle de dépendance : dans les économies dominées par les importations, la finance ou le tourisme, les ressources captées par les acteurs privés échappent en grande partie aux budgets publics. Et lorsque l’État central est contraint, les territoires périphériques le sont davantage encore.
La Martinique et la Guadeloupe face à la contrainte
Dans les départements français de la Caraïbe, la question ne se pose pas en termes de défaut ou de restructuration de dette, mais d’efficacité de l’investissement public et de capacité d’action locale. Les débats actuels autour d’un article 73-1, d’un pouvoir normatif renforcé ou d’une spécialité législative témoignent de cette aspiration à sortir d’un modèle où la dépendance financière nationale limite les réponses aux crises locales.
Qu’il s’agisse des infrastructures d’eau, de la transition énergétique ou de la gestion des risques naturels, la contrainte budgétaire nationale agit comme un frein structurel. L’absence d’outils fiscaux ou monétaires autonomes renforce cette vulnérabilité. La question n’est donc plus seulement institutionnelle ; elle est économique et stratégique.
Vers un rééquilibrage ?
En Caraïbe : la conditionnalité des aides, la lutte contre les rentes et les monopoles, la régulation renforcée, une fiscalité plus juste, le développement de modèles économiques endogènes. Pour les États caribéens comme pour les Outre-mer français, l’enjeu est identique : reprendre la main sur leurs ressources, leurs leviers économiques et leur capacité d’investissement.
Dans un contexte de crise climatique majeure et de vulnérabilité économique persistante, l’avenir de la région dépendra largement de cette capacité à sortir d’une logique de dépendance financière héritée du passé, et à construire un modèle fondé sur la résilience, la souveraineté économique et l’intérêt général.
Jean-Paul BLOIS



