Pour les descendants d’esclaves, l’intégration de l’histoire – celle de l’esclavage, de son abolition, de sa restauration et du commerce humain intra-africain – constitue un travail identitaire majeur. À la fois intime et collectif, il permet de transformer un passé douloureux en ressource plutôt qu’en fardeau.
Une mémoire encore vive
Dans les sociétés post-esclavagistes, le passé ne se réduit pas à une période historique : il imprègne encore les récits familiaux, les transmissions incomplètes et le silence des archives. La chercheuse Myriim Cottias rappelle que « la servitude n’appartient pas encore à la mémoire collective française », révélant combien cette histoire demeure marginalisée dans le récit national.
La sociologue Christine Chivallon analyse ce phénomène comme une « mémoire difficile à stabiliser », marquée par des ruptures généalogiques et une absence de repères structurants.
Pour beaucoup, l’histoire familiale se limite à quelques noms perdus au XIXe siècle, laissant un vide identitaire que chacun doit apprendre à combler.
Abolition, rétablissement, luttes : sortir du récit tronqué
L’histoire de l’esclavage ne peut être comprise sans évoquer sa complexité. Trop souvent, le récit national valorise l’abolition de 1848 comme un geste humaniste univoque. Or, la France avait déjà aboli l’esclavage en 1794 avant de le rétablir en 1802 sous Bonaparte, plongeant à nouveau des milliers de personnes dans la servitude.
Cette réalité change profondément la perspective.
La liberté ne fut pas un don mais une reconquête, souvent au prix du sang. La résistance de Delgrès, Ignace ou d’autres martyrs guadeloupéens en témoigne. Intégrer cette histoire, c’est reconnaître que l’abolition fut un processus conflictuel et non une grâce accordée.
Le commerce humain intra-africain : une réalité à intégrer sans culpabiliser
La traite atlantique ne s’est pas construite ex nihilo. Elle s’est appuyée sur des systèmes marchands africains préexistants, où certains royaumes, élites et commerçants vendaient d’autres Africains aux Européens. Reconnaître cette réalité ne revient ni à excuser l’Europe ni à accuser l’Afrique, mais à comprendre un système global.
Les Européens ont industrialisé et racialisé la traite, instauré un droit esclavagiste et organisé un commerce de masse. Les Africains n’en furent pas moins acteurs, parfois contraints, parfois volontaires. Intégrer cette dimension permet aux descendants d’esclaves de sortir d’une vision simplifiée, d’éviter la culpabilité et de construire une identité fondée sur la lucidité plutôt que sur le refoulement.
Une intégration psychologique nécessaire
Les psychologues du récit identitaire montrent que l’on ne se construit pas contre son passé mais avec lui. Un traumatisme non intégré produit honte, colère, hypervigilance ou sentiment d’illégitimité. Un traumatisme intégré devient une source de force et de cohérence personnelle.
Pour les descendants d’esclaves, cela implique de comprendre la violence du système mais aussi la résistance, la créativité et la survie des ancêtres. Cette réappropriation donne naissance à une identité plus solide et plus mature.
Rituels, archives, généalogies : les leviers d’une histoire assumée
Des initiatives comme celles du CM98 ont révolutionné la manière dont les Antillais peuvent reconstruire leur histoire. La reconstitution des lignées, l’identification des ancêtres esclavisés, la création de cérémonies mémorielles et la mise en récit généalogique permettent de réhabiter le passé.
De même, l’association Tous Créoles ! œuvre, malgré les attaques, pour restaurer un dialogue social indispensable à une mémoire apaisée. Son travail opiniâtre contribue à rapprocher des mémoires longtemps perçues comme antagonistes.
Ce qu’il faut bien comprendre
Intégrer pleinement l’histoire – l’esclavage, la traite, l’abolition, la résistance et les responsabilités africaines – est un acte d’émancipation. Les descendants d’esclaves ne portent pas une faute : ils portent un héritage complexe qu’ils peuvent transformer en force.
Ce travail n’efface pas la douleur, mais il ouvre une voie : celle d’une identité lucide, solide, enracinée dans la vérité historique et tournée vers l’avenir.
Gérard Dorwling-Carter



