À l’issue de la rencontre organisée dans le cadre du Festival En Pays rêvé, nous avons rencontré Viktor Lazlo, fondatrice de cet événement devenu une référence en Martinique. Avec une parole libre, exigeante et profondément habitée par la culture, elle revient sur la genèse du festival, les combats qu’il a fallu mener, et la vision qui la porte depuis le premier jour.
Pouvez-vous vous présenter et revenir sur votre parcours ?
Viktor Lazlo : Je ne suis pas la directrice du festival, je suis sa fondatrice, et c’est très important pour moi de le préciser. J’ai d’abord eu une carrière de chanteuse pendant plus de quarante ans. Depuis 2010, je publie des romans, mais j’ai toujours écrit. L’écriture est ma première passion.
La première fois que j’ai été invitée dans un festival de littérature, c’était en Guadeloupe, en 2018. J’y ai découvert un modèle de festival, beaucoup plus petit que ce que nous faisons aujourd’hui, mais qui m’a immédiatement semblé très intéressant. Pendant deux ans, j’ai organisé ce que j’appelais une « avant-première » en Martinique, limitée à trois journées.
Pourquoi avoir créé votre propre festival en Martinique ?
Viktor Lazlo : Au bout de deux ans, on m’a fait comprendre que la Martinique n’intéressait pas les responsables de ce festival. On m’a dit en substance : « débrouillez-vous ». J’ai donc fondé ce festival à partir de rien.
Mais je l’ai fait avec la certitude que le public serait au rendez-vous. Et le public a été là immédiatement, avec une présence forte, fidèle, engagée. Il en a redemandé tout de suite. C’est cette réponse du public qui m’a donné la force de continuer.
Pourquoi était-il essentiel pour vous qu’un tel festival existe en Martinique ?
Viktor Lazlo : Il est inimaginable qu’il n’existe pas de festival de littérature international en Martinique. Cette terre a donné au monde des poètes, des écrivains, des penseurs, des philosophes dont les mots traversent le monde depuis des générations.
La Martinique est un territoire inspirant, et elle devait avoir un festival à la hauteur de sa richesse intellectuelle et spirituelle.
On sent que le montage financier est un combat permanent. Comment vivez-vous cette réalité ?
Viktor Lazlo : C’est un combat réel, que l’on recommence chaque année. Rien n’est jamais acquis en matière de financement. La culture est toujours la première à subir les coupes budgétaires quand la situation économique devient difficile.
Nous bénéficions encore d’aides publiques, malgré les restrictions. Chaque année, je pars à la recherche de financements privés. C’est compliqué, car les entreprises sont elles-mêmes touchées par la crise. Cette année, j’ai eu la chance de bénéficier de deux nouvelles fondations, notamment internationales. Les fondations ont cette noblesse d’aider la création, et certaines soutiennent spécifiquement le livre.
Je suis reconnaissante lorsque des acteurs locaux rejoignent le projet, parfois après plusieurs années.
Vous évoquez souvent une séparation entre l’art et l’économie. Pourquoi ?
Viktor Lazlo : J’ai une tendance naturelle à séparer l’art de l’économie, même si l’art est, en réalité, une économie en soi. L’art a besoin d’argent, comme tout. Mais la vie a surtout besoin de l’art.
Je suis très consciente des difficultés liées à la vie chère en Martinique. Je vois au quotidien comme il devient difficile de vivre dignement. Mais je crois profondément que la culture n’est pas un luxe. Elle est une nécessité.
En quoi consiste le Festival En Pays rêvé et qu’est-ce qui le rend unique ?
Viktor Lazlo : C’est un festival littéraire, mais pas uniquement. Comme je viens de la musique, je ne pouvais pas imaginer une fête du livre sans musique. Nous invitons donc des artistes martiniquais pour accompagner les rencontres. Ici, nous avons par exemple DJ Quincy.
Mais l’essentiel reste la littérature : des écrivains venus du monde entier. L’an dernier, nous avions des auteurs d’Amérique du Sud, d’Amérique du Nord, et d’ailleurs. Cette année, avec moins de moyens, nous avons quatorze écrivains venant de Tunisie, d’Algérie, du Congo, de l’Hexagone, d’Haïti, de Martinique, de Guadeloupe…
Ce que je cherche, c’est un brassage réel des pensées. Les sujets fondamentaux concernent le monde entier, peu importe la géographie.
Pouvez-vous nous parler de la rencontre « Nos guerres indicibles » ?
Viktor Lazlo : Cette rencontre devait réunir Kamel Daoud, Dorcy Rugamba et Olivier Norek. Tous les trois ont écrit sur la guerre.
Kamel Daoud raconte la guerre fratricide des années 1990 en Algérie, une guerre dont on n’a pas voulu prononcer le nom. Olivier Norek raconte la guerre de Finlande, un conflit largement méconnu, où un petit pays a résisté à une grande puissance. Dorcy Rugamba, lui, écrit à partir du génocide rwandais, qu’il a vécu dans sa chair, en perdant toute sa famille.
Je tenais à réunir ces trois voix parce qu’il y a trop de non-dits, trop d’ignorance, pas seulement sur les tragédies, mais aussi sur les forces de résistance des peuples.
Que représente pour vous la venue des étudiants canadiens ?
Viktor Lazlo : J’en suis très fière. Une professeure m’a écrit il y a trois ans pour organiser un voyage avec une classe de lettres. Cela fait deux ans qu’ils viennent.
Ils ne font pas la queue pour une dédicace. Ils rencontrent vraiment les écrivains. Ils découvrent la Martinique. Ici, il se passe quelque chose de particulier. Les auteurs sont plus détendus, plus réceptifs. Ils sont touchés par cette culture martiniquaise.
Sortir de son cocon, penser au-delà de soi-même, ne peut que faire grandir.
Quel est le combat central du festival aujourd’hui ?
Viktor Lazlo : La gratuité des événements est notre cheval de bataille. Les rencontres scolaires sont le cœur du festival. Nous essayons d’en organiser un maximum, même si certaines écoles connaissent des difficultés.
Le festival se poursuit jusqu’à dimanche. Il y aura des cafés littéraires, des rencontres festives, et un brunch de clôture en musique. Pour moi, il n’y a jamais vraiment de fin à ce festival. C’est une dynamique, un souffle.
Propos recueillis par Philippe PIED



