Oxford University a élu « rage bait » mot de l’année : littéralement, « l’appât à colère ». Ce terme désigne ces contenus en ligne fabriqués pour provoquer l’indignation, attirer l’œil, multiplier les clics et, au passage, valoriser leurs créateurs. L’émotion qui semble jaillir spontanément est en réalité mise en scène. Et la Martinique, avec son écosystème numérique très réactif, est devenue un terrain privilégié de cette dynamique de la colère.
Ici, tout peut devenir prétexte à polarisation : une vidéo sur les prix, une rumeur mal sourcée, un extrait tronqué d’un échange politique, un incident dans une administration, un signalement de la Cour des comptes. En quelques minutes, l’indignation se propage sur Facebook, WhatsApp ou TikTok, transformant des faits mineurs en bras de fer émotionnels. Le « rage bait » n’informe pas : il excite, il divise, il fixe notre attention au lieu de la nourrir.
Pendant que la colère s prend les esprits, les sujets structurants — éducation, santé, continuité territoriale, crise du logement, transition économique, économie — passent au second plan. L’espace public martiniquais est ainsi capturé par des contenus qui privilégient le choc plutôt que la nuance, et la réaction immédiate plutôt que la réflexion.
Demain, le piège pourrait se raffiner encore. Appelons-le « brain bait », l’« appât à cerveaux » : des contenus à l’apparence sérieuse mais qui orienteraient subtilement l’opinion tout en poursuivant les mêmes objectifs détournés. La bataille à venir n’est pas seulement technique : elle est culturelle. Elle consiste à préserver notre capacité à penser librement et collectivement.
Refuser d’être manipulé par le règne de la colère, c’est déjà reprendre en main notre conversation publique — et, avec elle, une part de notre avenir.
Gérard Dorwling-Carter



