En Martinique, la créolité est souvent racontée à partir de la fracture coloniale et de la mémoire de l’esclavage. Cette histoire est juste, nécessaire, structurante. Mais elle demeure incomplète tant qu’elle continue d’ignorer un héritage plus ancien, plus discret, et pourtant fondamental : celui des peuples amérindiens — Taïnos, Arawaks et Kalinagos — qui ont façonné cette terre bien avant 1635.
Lorsque les Européens abordent Madinina, l’île n’est ni vierge ni muette.
Elle est habitée, nommée, cultivée, pensée. Les sociétés amérindiennes y avaient développé des savoirs agricoles, des techniques de pêche, une pharmacopée, une langue du territoire. Elles avaient surtout établi un rapport au vivant fondé sur l’observation, l’équilibre et la transmission. Cet héritage n’a pas disparu avec la conquête. Il s’est enfoui, fragmenté, puis transmis au cœur même de la créolisation.
La langue créole martiniquaise en porte la trace quotidienne : hamac, manioc, piment, canari, ajoupa, boucan. Ces mots ne relèvent pas de l’ornement lexical. Ils désignent des pratiques, des gestes, des techniques issus du monde amérindien, toujours présents dans nos usages ordinaires. La cuisine créole elle-même — la cassave, le poisson boucané, l’usage du piment — s’inscrit dans cette continuité précoloniale, souvent reléguée à l’arrière-plan.
Il en va de même pour la médecine traditionnelle. L’usage des plantes, des tisanes, des feuilles chauffantes ou amères prolonge une connaissance botanique ancienne, notamment kalinago. Dans une Martinique confrontée à des crises sanitaires, environnementales et de confiance, ces savoirs populaires, longtemps disqualifiés, interrogent notre rapport à la science, à la nature et à la transmission.
Même le territoire parle encore cette mémoire.
Madinina, Macouba, Carbet : la toponymie rappelle que l’île fut d’abord pensée par d’autres que les colonisateurs. Et pourtant, cet héritage demeure largement absent des politiques culturelles, des programmes scolaires et des récits institutionnels. L’Amérindien reste une figure marginale, quand il devrait être reconnu comme l’un des fondements de notre présent.
La question est donc politique.
Reconnaître l’apport amérindien à la créolité martiniquaise, ce n’est pas ajouter une couche mémorielle de plus. C’est refuser une vision tronquée de notre histoire. C’est affirmer que la Martinique n’est pas seulement née de la rupture coloniale, mais aussi d’une continuité plus ancienne, longtemps niée.
À l’heure où la Martinique s’interroge sur son avenir, sur son rapport à l’État, à l’autonomie, à la terre et au vivant, cette reconnaissance n’est pas un luxe intellectuel. Elle est une condition de lucidité collective. On ne construit pas un projet politique solide sur une mémoire amputée. On ne pense pas l’émancipation sans assumer toutes les strates de sa genèse.
Gérard Dorwling-Carter



