Pourquoi le capital martiniquais et les investisseurs békés s’orientent-ils de plus en plus vers la Guadeloupe ?
Une trajectoire historique qui pèse encore sur l’économie
L’économie guadeloupéenne contemporaine, largement dominée par des intérêts extérieurs — groupes métropolitains et capitaux békés martiniquais — s’explique par une singularité historique majeure : l’absence durable d’une bourgeoisie nationale endogène capable de se reproduire, de s’organiser et de porter un projet économique autonome. Cette situation n’est ni culturelle ni accidentelle, mais le produit d’une trajectoire historique marquée par une rupture brutale à la fin du XVIIIᵉ siècle.
Sous l’Ancien Régime, une bourgeoisie coloniale blanche existait bien en Guadeloupe. Mais la Révolution française, et notamment l’épisode de 1794, entraîna sa ruine, son exil ou sa disparition physique, brisant la continuité lignagère indispensable à la reproduction d’une classe capitaliste locale. À l’inverse, la Martinique, restée à l’écart de ces bouleversements révolutionnaires majeurs, conserva sa classe dominante blanche. Cette continuité a permis aux békés de maintenir patrimoines, réseaux et pouvoir économique jusqu’à aujourd’hui, y compris en investissant hors de leur territoire d’origine, notamment en Guadeloupe.
Le déplacement récent du capital : au-delà de l’arbitrage conjoncturel
Le reflux relatif des investissements en Martinique au profit de la Guadeloupe, perceptible depuis plusieurs années et accentué à partir de 2024, ne relève ni d’un simple arbitrage financier à court terme ni d’un phénomène émotionnel. Il s’agit d’un déplacement progressif des préférences d’investissement, dicté par la perception du risque politique, la lisibilité sociale et la rationalité patrimoniale de groupes économiques inscrits dans le temps long.
Les données conjoncturelles fournies par l’Institut d’émission des départements d’outre-mer font état d’une dégradation du climat des affaires en Martinique dès la fin de l’année 2024, dans un contexte d’émeutes sociales liées à la vie chère, de violences urbaines et d’instabilité politique perçue. Malgré un rebond temporaire observé au premier semestre 2025, cette amélioration ne s’est pas confirmée, traduisant un décalage classique entre anticipations et réalités économiques.
Guadeloupe : un espace perçu comme plus lisible pour le capital
Dans ce contexte, la Guadeloupe apparaît comme un espace de redéploiement plus lisible pour les capitaux martiniquais. Cette situation trouve son origine dans la trajectoire révolutionnaire propre à l’île, marquée par l’élimination physique et symbolique de la bourgeoisie blanche locale à la fin du XVIIIᵉ siècle, rompant durablement la transmission patrimoniale et la structuration d’un capitalisme endogène.
Ce vide structurel a été progressivement occupé par des intérêts extérieurs, offrant aujourd’hui un cadre perçu comme plus prévisible pour des investisseurs recherchant stabilité et visibilité à long terme.
Une rationalité froide du capital, un enjeu commun d’avenir
Ce déplacement du capital ne saurait être interprété comme un déclin irréversible de la Martinique ni comme une victoire guadeloupéenne. Il révèle surtout le lien étroit entre stabilité sociale, mémoire historique et attractivité économique. La clé réside, pour les deux territoires, dans une réforme profonde du modèle économique et social, visant à faire émerger une classe dirigeante locale ouverte, compétente et durable.
L’histoire a coupé l’arbre à la racine… mais le sol n’est plus stérile. Encore faut-il semer avec discernement.
Pwan digad !
Jean-Marie Nol
Économiste et juriste en droit public



