Les fonds européens sont des instruments de correction des inégalités territoriales et de soutien au développement économique local. En Martinique, leur usage dans certaines filières stratégiques interroge : concentration des aides, faibles retombées collectives, absence de régulation visible. Au-delà des procédures techniques, c’est la question de la responsabilité publique et de la finalité démocratique de l’argent européen qui est posée.
Or il s’avère que la gestion de certains financements européens en Martinique relève d’une logique insidieuse : celle d’un système qui, à force d’opacité et d’inaction, finit par se substituer à l’objectif du développement.
Les aides européennes constituent en effet un levier majeur pour les régions ultrapériphériques.
Elles sont destinées à compenser les handicaps structurels, à soutenir les filières productives et à favoriser la cohésion sociale. Mais leur attribution repose sur des mécanismes complexes, où la maîtrise des procédures, des calendriers et des réseaux d’influence pèse parfois davantage que la pertinence réelle des projets.
Dans ce contexte hautement concurrentiel, l’égalité d’accès aux financements devient une fiction lorsque certains acteurs bénéficient, durablement, d’une position dominante. Lorsque des pratiques de priorisation administrative biaisent la sélection des dossiers, ce n’est plus seulement la concurrence qui est faussée : c’est la légitimité de l’action publique qui est entamée.
La filière viande illustre avec une particulière acuité ces dérives.
Sur plusieurs décennies, les fonds européens y ont été massivement concentrés entre les mains d’un nombre restreint de structures, au détriment de la majorité des éleveurs. Le résultat est paradoxal : des entités financièrement solides coexistent avec un tissu agricole fragilisé, où une large part des producteurs demeure en difficulté chronique.
Plus préoccupant encore, l’impact collectif de ces financements demeure faible. Des productions subventionnées par des fonds publics sont parfois détruites, tandis que les objectifs affichés de souveraineté alimentaire, de structuration des filières et de justice économique restent largement hors d’atteinte. Le soutien public se transforme alors en rente, sinon en prébende sans bénéfice mesurable pour la collectivité.
Cette situation n’est pas seulement économique. Elle est profondément politique.
Car lorsque l’État s’abstient durablement de contrôler, d’évaluer et de corriger les effets pervers de dispositifs qu’il administre, il renonce à son rôle de garant de l’intérêt général. Ce renoncement nourrit la défiance, fragilise le pacte social et alimente le sentiment d’abandon dans des territoires déjà marqués par les inégalités.
La question posée est désormais frontale. Soit l’État assume pleinement sa responsabilité politique dans l’allocation et le contrôle des fonds européens, en réaffirmant leur vocation redistributive et émancipatrice. Soit il persiste dans une gestion technocratique et aveugle, laissant prospérer des logiques de captation qui minent la confiance démocratique.
En Martinique comme ailleurs, l’argent public ne peut durablement servir à organiser la concentration et l’exclusion. À défaut, ce ne sont pas seulement des politiques publiques qui échouent, mais l’idée même d’égalité territoriale qui se trouve discréditée.
JeanPaul BLOIS



