Un débat qui se tend dès que la transformation est évoquée
Chaque fois qu’est évoquée l’idée d’une transformation « vertueuse » du modèle économique antillais, le débat se tend. Les résistances sont immédiates, souvent dissimulées derrière des appels au réalisme ou la dénonciation de supposées dérives idéologiques. Cette nervosité suggère que le statu quo économique produit des bénéficiaires identifiables.
L’analyse qui suit n’a pas pour objet de désigner des responsables, mais d’examiner, à partir d’éléments documentés, les facteurs qui contribuent aux dysfonctionnements du modèle économique actuel en Martinique.
Transformer sans abolir l’économie de marché
Dans cette hypothèse de travail, transformer le modèle économique antillais ne signifierait ni abolir l’économie de marché ni s’attaquer à l’entreprise privée. Il s’agirait plus concrètement de réduire certaines rentes d’importation et de distribution, rendues possibles par une configuration économique spécifique, reconnue de longue date par les institutions publiques nationales.
Dépendance aux importations et pouvoir de marché
Parce que la Martinique importe l’essentiel de ce qu’elle consomme, cette dépendance structurelle serait susceptible de conférer un pouvoir particulier aux acteurs qui contrôlent les fonctions amont : importation, grossisme, logistique et première mise en marché. Ces fonctions, du fait de leur concentration élevée ou de leur intégration verticale, présenteraient, est-il affirmé, des barrières à l’entrée importantes – capital requis, volumes, accès aux infrastructures, relations contractuelles exclusives.
Il est régulièrement observé que les écarts de prix entre les Antilles et l’Hexagone, notamment sur les produits alimentaires, ne peuvent être expliqués par les seuls coûts logistiques. Leur persistance, y compris lorsque le fret, le taux de change ou certains dispositifs fiscaux évoluent favorablement, peut être interprétée en analyse économique comme un indice possible de situation de rente, sans pour autant préjuger d’illégalité.
Une reconnaissance implicite par les mécanismes de régulation
Ce constat semblerait d’ailleurs implicitement pris en compte par l’État, à travers la mise en place récurrente de mécanismes de régulation spécifiques – boucliers qualité-prix, accords de modération, observatoires des prix, contrôles des marges – rarement nécessaires dans un marché pleinement concurrentiel.
Ce que changerait une transformation vertueuse
Une transformation qualifiée de vertueuse du modèle économique antillais réduirait donc mécaniquement ces rentes. Elle introduirait davantage de concurrence, notamment régionale, améliorerait la transparence des marges, rationaliserait les chaînes logistiques et exposerait les acteurs économiques à des comparaisons accrues de coûts et de performances. Il ne s’agirait pas de fragiliser l’entreprise, mais de remettre en cause des positions acquises sans création de valeur proportionnelle démontrée.
Les intermédiaires liés à l’inefficience logistique
Une telle évolution affecterait également certains intermédiaires dont la rentabilité semble dépendre davantage de désorganisations structurelles – délais, ruptures de charge, empilement d’acteurs, surcoûts portuaires – que de la qualité du service rendu. Une logistique plus efficiente tendrait à réduire ces inefficiences.
Il s’agit ici non d’entreprises nommément désignées, mais de catégories d’intermédiaires dont l’activité est structurellement liée à la complexité, à la fragmentation ou à la lenteur des chaînes logistiques. Une logistique plus efficiente tendrait à réduire ces rôles intermédiaires à faible valeur ajoutée, sans remettre en cause les fonctions réellement productrices de service.
La fin des postures comme capital politique
Enfin, une transformation effective affaiblirait un élément souvent sous-estimé : le capital idéologique. Dans une économie où les résultats sont mesurés, comparés et évalués, les postures perdent de leur efficacité lorsque les faits deviennent centraux.
Qui paie le prix de l’immobilisme
Il faut donc le dire clairement : oui, une transformation vertueuse du modèle économique antillais produirait des perdants potentiels. Non parce qu’elle serait injuste, mais parce qu’elle remettrait en cause des rentes et des inefficiences dont le coût est aujourd’hui supporté par la majorité de la population.
Dès lors, le véritable débat n’est plus de savoir s’il existe un modèle économique antillais – les données établissent qu’il existe bel et bien – mais à qui profite son immobilisme, et qui en paie durablement le prix.
Sortir de l’impasse
Identifier les bénéficiaires du statu quo ne suffit pas : encore faut-il ouvrir des voies crédibles de transformation. Celles-ci passent par une concurrence maîtrisée, notamment régionale, là où elle fait défaut, par une réforme logistique capable de réduire durablement les coûts et de désactiver les rentes fondées sur la complexité, par la transparence des prix plutôt que la régulation permanente, et par une réorientation de l’action publique vers l’investissement productif ( une économie endogène) plutôt que la compensation des effets. Toute transformation réelle suppose enfin une conflictualité assumée et une évaluation continue : la sortie de l’impasse économique ne se proclame pas, elle se mesure.
Gérard Dorwling-Carter



