Par Jean-Marie Nol, économiste
Un paradoxe de prospérité : richesse apparente, économie stérile
Le mal-développement de la Guadeloupe ne peut se comprendre sans remonter à la racine profonde de son déséquilibre économique : la mauvaise formation du capital.
La formation de capital est essentielle au développement économique, car elle améliore la capacité productive et l’efficacité d’une économie. Toutefois, la formation de capital n’est pas un processus simple ou automatique : elle dépend de l’épargne disponible, de la qualité de l’investissement, de l’environnement institutionnel, et des comportements sociaux face au risque.
Sous des apparences de prospérité relative entretenue par la consommation et la fonction publique, principaux moteurs de croissance, l’archipel souffre d’un désordre structurel : son épargne ne devient pas un levier de croissance.
Le capital existe, mais il ne circule pas là où il devrait ; il s’accumule sans produire, il s’épargne sans investir. Cette déconnexion entre richesse disponible et création productive constitue le nœud gordien de l’économie guadeloupéenne.
Un capital abondant mais inerte
Il existe trois types de formation de capital : la formation brute de capital fixe (acquisition d’équipements et de bâtiments), les variations de stocks, et l’acquisition d’objets de valeur comme l’immobilier.
En économie, le capital désigne les ressources physiques ou financières utilisées pour produire de la valeur.
La Guadeloupe, malgré des flux financiers importants et une épargne privée d’environ 4 milliards d’euros, ne parvient pas à orienter ses ressources vers ses besoins réels de développement.
Les capitaux disponibles ne se convertissent pas en investissements productifs capables de générer des emplois durables, d’améliorer la compétitivité ou de diversifier la structure économique locale.
Les profits réalisés sur le territoire échappent à l’économie insulaire : détenus pour une large part par des investisseurs extérieurs, ils sont rapatriés vers l’Hexagone, la Martinique ou l’étranger.
Résultat : une fuite continue des capitaux et une dépendance financière accrue.
L’argent produit en Guadeloupe cesse d’y fructifier ; il sert ailleurs, dans d’autres marchés, d’autres dynamiques.
Une épargne sécurisée mais improductive
Ce phénomène s’accompagne d’un comportement d’épargne peu favorable à l’investissement productif.
La classe moyenne guadeloupéenne — composée en grande partie de fonctionnaires, de commerçants et de professions libérales — privilégie les placements sûrs et tangibles, principalement dans l’immobilier.
Celui-ci, perçu comme un gage de sécurité et de prestige social, capte la majorité de l’épargne locale au détriment de l’entreprise et de l’innovation.
Or, un capital figé dans la construction ou la spéculation immobilière ne crée ni valeur ajoutée, ni exportations, ni progrès technologique.
Il entretient une illusion de richesse tout en affaiblissant le tissu productif.
Le résultat est connu : entreprises sous-capitalisées, fonds propres insuffisants, faible capacité d’investissement et difficulté chronique à financer la croissance.
Un héritage colonial de l’extraction, non de la production
Ce déséquilibre n’est pas une dérive récente : il plonge ses racines dans l’histoire coloniale.
Le capital, dès l’origine, fut conçu comme un instrument d’extraction, non de développement endogène.
Les profits de la production sucrière, principale activité économique durant des siècles, étaient majoritairement transférés vers la métropole, laissant un espace productif appauvri.
Cette logique d’exportation de la richesse a perduré, notamment avec la dépendance aux importations, façonnant un modèle économique où la formation du capital local n’a jamais été encouragée.
L’économie guadeloupéenne s’est développée « sous serre » : un cadre protégé, administré et subventionné, sans autonomie financière ni instruments propres d’investissement.
Le triple blocage de la formation du capital
La théorie économique est claire : la formation du capital repose sur trois étapes — créer l’épargne, la mobiliser, puis l’investir.
C’est par cette chaîne que se construit la capacité productive d’une économie.
En Guadeloupe, chacune de ces étapes se trouve entravée :
- L’épargne, bien que présente, est mal orientée.
- La mobilisation du capital par les banques reste timide et soumise à des normes métropolitaines souvent inadaptées.
- L’investissement se détourne des secteurs productifs, faute de confiance, de structures adaptées et d’un cadre incitatif local.
Refonder la circulation du capital guadeloupéen
La question de la formation du capital n’est donc pas purement technique.
Elle engage un choix de société et un projet de développement.
Réformer le modèle économique guadeloupéen suppose de :
- Repenser la circulation du capital,
- Créer des instruments financiers locaux capables de capter et réinvestir l’épargne dans l’économie réelle,
- Favoriser la prise de risque entrepreneurial,
- Et encourager les alliances entre investisseurs publics et privés.
Sans ces leviers, les discours sur la diversification économique ou la souveraineté alimentaire resteront des slogans sans effet concret.
Pour une autonomie financière avant l’autonomie politique
C’est pourquoi il apparaît urgent de s’attaquer à la racine du problème, qui puise sa source dans le passé colonial : la structure du capital et sa formation.
Avant d’imaginer des réformes institutionnelles, la Guadeloupe doit se doter d’un modèle de développement fondé sur la maîtrise et la valorisation de son propre capital.
La véritable autonomie ne se décrète pas : elle se finance.
Elle repose sur la capacité d’un territoire à créer, retenir et faire fructifier sa richesse.
Tant que l’épargne locale ne nourrira pas l’économie locale, tant que les profits continueront de s’exiler et que la logique immobilière primera sur la logique productive, la Guadeloupe restera prisonnière d’un mal-développement chronique, fruit d’un capital mal orienté et d’un passé économique non dépassé.
« Sé la lajan yé i ka rété »
Autrement dit : l’argent local doit aller à l’économie locale.