Dans ce huitième texte, Cannes, l’ombre derrière la lumière, Laurent Cypria nous emmène à la découverte d’une ville que l’on croit connaître. Il montre ce que l’on ne voit pas toujours derrière les images brillantes : une autre Cannes, plus discrète, plus vraie. Un regard personnel, lucide et touchant sur les contrastes entre le décor et la réalité, entre le rêve et la solitude.
“On croit venir à Cannes pour y voir briller les ors, pour effleurer les illusions qui naissent des écrans, les petits et les grands. Mais à peine avais-je posé le pied sur la Croisette que j’ai compris : la lumière ici n’éclaire pas, elle éblouit. Et derrière chaque éclat, une ombre attend, tenace, presque familière.
Cannes, c’est d’abord une façade. Une mise en scène. Le rideau ouvert d’un théâtre mondain où chacun joue son rôle jusqu’à l’épuisement du désir. Les palaces s’alignent comme des gâteaux de mariage, tout en meringue, mais au fond, toujours un peu austères. Le luxe y est un hurlement ostentatoire, un ennui flamboyant qui finit par ne plus toucher la peau.
Mais j’ai cherché plus loin. J’ai fui les flashs, les vitrines arrogantes, le baratin des casinos. J’ai contourné le décor. Et là, j’ai trouvé autre chose en dépassant l’Hôtel de Ville aux allures de Palais des Doges.
Le vieux Cannes, celui du Suquet qui monte en spirale. On y accède comme on remonte le temps. Les pavés deviennent rugueux, les volets plus simples, les parfums plus vrais. La carte bancaire peut reprendre son souffle un instant. Là-haut, la ville se souvient d’avant les projecteurs. Des pêcheurs, des prières, des jours lents. J’ai rencontré un boulanger généreux qui semblait ignorer le prix du pain à quelques encablures de là. Il m’a dit, sans me regarder : Ici, c’est l’autre Cannes. Celle qui écoute. Et il s’est tu.
Je me suis penché sur la marina, plus grise ici qu’ailleurs, comme si elle aussi savait qu’on ne peut pas briller sans brûler. Les bateaux paraissaient fatigués, presque las d’être beaux. Même les yachts, ces palais flottants, semblaient glisser comme un banc de marlins.
Cannes est un piège doux. Elle vous offre tant que vous ne sentez pas ce qu’elle vous prend : le silence intérieur, la lenteur, le regard nu. C’est une ville qui vous enveloppe de sequins pour mieux éroder ce qui, en vous, cherche encore le simple.
Et pourtant, j’y ai aimé quelque chose. Quelque chose d’exceptionnel, les îles de Lérins. Elles ont toutes deux la langueur des tropiques paisibles et le charme intemporel des jardins du pincio. Si jamais le béton venait griser pour toujours les beautés sans pareil de la Martinique et de la Guadeloupe, il restait au moins les îles de Lérins pour pleurer. Je me souviendrai longtemps et avec tendresse combien furent légers les pas qui me firent faire le tour de ces îles sœurs. L’instant d’un après-midi me semblait alors comme 100 ans de solitude, et dans cette solitude, j’ai reconnu la mienne.
Comme Lot en essayant de ne pas me retourner, j’ai quitté la ville au moment où les premières ombres s’étiraient sur la plage. Les corps s’y allongeaient comme des offrandes païennes, mais la lumière était devenue moins sûre ; elle semblait dire “Violon dans sac”. J’ai compris que Cannes était une confession travestie en carnaval.
C’est cette ombre-là que j’emporte. Celle qui glisse derrière chaque lumière, celle qui murmure dans le dos des projecteurs : Tu n’es pas ce que tu montres. Tu es ce que tu caches.”
Laurent Cypria