Dix ans après le référendum de 2015, revenons sur l’échec de Syriza face à la troïka et sur les leçons à tirer pour les démocraties confrontées aux contraintes de l’euro
Syriza, une coalition anti-austérité au pouvoir
En janvier 2015, Syriza, acronyme de Synaspismós Rizospastikís Aristerás (« Coalition de la gauche radicale »), arrive au pouvoir en Grèce. Né en 2004 de l’union entre plusieurs formations de gauche, le parti s’impose sous la direction d’Alexis Tsipras comme la principale force anti-austérité du pays. Son programme : en finir avec les politiques imposées par l’Union européenne, la Banque centrale européenne (BCE) et le FMI, renégocier la dette et restaurer la souveraineté économique tout en restant dans la zone euro.
La victoire survient dans un pays exsangue : retraites et salaires amputés de 40 %, services publics dégradés, hausse des suicides. Yanis Varoufakis, nommé ministre des Finances, arrive avec un plan : dissuader la troïka de fermer les banques, et, en cas d’échec, rétablir une monnaie nationale. Il pense avoir l’aval de Tsipras, mais se heurte vite à ses réticences.
Des négociations minées par le cynisme et la peur
À Bruxelles, Berlin et Francfort, Varoufakis découvre un mélange de cynisme, d’incompétence technique et de peur panique. Certains, comme Christine Lagarde, admettent que l’austérité ne fonctionne pas, tout en jugeant qu’elle doit se poursuivre pour préserver le « capital politique » accumulé.
L’Eurogroupe se divise en trois blocs : des États d’Europe centrale et orientale, plus durs que l’Allemagne ; les anciens pays sous programme (Portugal, Irlande, Espagne), craignant qu’un succès grec ne déclenche des revendications similaires ; la France et l’Italie, plus compréhensives mais paralysées par la peur d’un traitement punitif.
Dans ce contexte, la peur l’emporte sur toute logique économique.
Du référendum à la capitulation
En juin, les discussions piétinent. Varoufakis détient un levier technique pour empêcher la BCE de fermer les banques, mais Tsipras lui interdit de s’en servir, assurant en coulisses les créanciers qu’aucune action ne serait entreprise.
Le 26 juin, face à l’impasse, Tsipras annonce un référendum sur les conditions imposées par la troïka. Selon Varoufakis, il ne cherche pas à le gagner, mais à se doter d’un prétexte pour céder, persuadé que la fermeture des banques ferait basculer l’opinion. Contre toute attente, le 5 juillet, 61 % des électeurs rejettent le plan européen. Tsipras, abattu, annonce qu’il est temps de se rendre. Quelques jours plus tard, il signe un troisième mémorandum, plus contraignant encore que les précédents.
Des conséquences économiques durables
Dix ans plus tard, les stigmates sont visibles. Le PIB nominal a retrouvé son niveau de 2009, mais le pouvoir d’achat a reculé de 40 %. La TVA est passée de 19 % à 24 %, et la Grèce s’est engagée à dégager un excédent primaire annuel de 15 milliards d’euros jusqu’en 2060, au profit de ses créanciers.
Les saisies immobilières se multiplient : 1,1 million de biens sont passés aux mains de fonds vautours étrangers, pour une population de 10 millions d’habitants. Une minorité de 20 % profite de la situation, tandis que 80 % s’appauvrissent et sombrent dans l’apathie.
Une architecture européenne fragilisée
Pour Varoufakis, interviewé dix ans après ,la crise a révélé les défauts structurels de l’euro : une banque centrale sans Trésor commun et vingt Trésors nationaux sans banque centrale. L’UE a choisi de financer massivement les marchés financiers tout en imposant l’austérité aux populations. Résultat : absence d’investissement productif, désindustrialisation et montée de l’extrême droite.
Selon lui, l’échec de Syriza a entraîné la gauche européenne dans sa chute, faute d’avoir su profiter d’une occasion historique pour rompre avec l’ordre économique établi.
Il rejette le gradualisme et le « moindre mal », estimant qu’il faut combattre centre-gauche, centre-droit et extrême droite, alliés objectifs dans le maintien des politiques d’austérité.
Un avertissement pour la France et aussi la Martinique
L’expérience grecque met en garde la France : même un État puissant, dans le cadre de la zone euro, reste soumis à des contraintes institutionnelles et financières capables de neutraliser un mandat démocratique de rupture. La souveraineté budgétaire et monétaire y est limitée par des règles et des mécanismes qui laissent peu de place à l’écart stratégique.
Pour la Martinique, intégrée à la République et à l’espace économique européen, la leçon est plus sévère encore : sans maîtrise de ses principaux leviers économiques – monnaie, dette, fiscalité indirecte – un territoire dépendant des transferts publics est exposé aux effets de politiques décidées ailleurs. Comme en Grèce en 2015, toute ambition de changement, sans stratégie solide de résistance aux pressions extérieures, risque de se heurter à un mur institutionnel conçu pour préserver le statu quo.
Jean-Paul BLOIS