Reporterre
Que faire quand votre maison menace de s’effondrer ? En Guadeloupe, l’érosion du littoral pousse les habitants à déménager, épaulés par les pouvoirs publics. Parfois, le déracinement est trop fort pour se résoudre à partir.
Capesterre-Belle-Eau (Guadeloupe), reportage
Depuis la fenêtre de sa maison nichée dans le quartier Poirier à Capesterre-Belle-Eau, Sydney est d’humeur nostalgique. « J’ai toujours vécu ici. Vous voyez là, il y avait un petit terrain où l’on pouvait jouer au foot. Depuis, il s’est effondré », raconte l’homme de 78 ans. L’érosion côtière gagne la maison du septuagénaire et, désormais, c’est au bord d’une falaise qui menace de tomber qu’il réside. « La mairie m’a contacté. Elle proposait au départ de me déplacer dans une autre maison du quartier Bélair, mais ils ont changé de décision et veulent me mettre dans un appartement HLM. Je ne veux pas de ce genre de déplacement. »
Pourtant, le danger est réel. Il y a peu, c’est un morceau de la terrasse d’un de ses voisins qui s’est effondré dans la mer. Contactée à plusieurs reprises, la mairie de Capesterre-Belle-Eau n’a jamais répondu à nos sollicitations.

Dans le quartier Doyon, on distingue les maisons proches de la nationale, encore très éloignées de la falaise, de celles qui donnent déjà sur le précipice. Et si certains baraquements, étouffés par la végétation qui reprend ses droits, sont à l’abandon depuis longtemps, d’autres sont toujours occupés, malgré les risques d’effondrement.
« Je n’ai pas d’autre endroit où aller », déplore Kevin, la cinquantaine. Dans sa petite maison en bois, où il vit avec ses chats, l’homme observe les larges bandes de terre se retirer chaque année davantage.
« Je n’ai pas d’autre endroit où aller »
Un peu plus bas dans la rue, c’est Angèle, septuagénaire, qui se désole. Sa maison familiale, « construite par [s]on père », est en péril. « On sent le vent frais de la mer, dit-elle. Je souhaite retourner y vivre car je dois quitter mon logement du Gosier, mais la mer n’arrête pas de monter. Aujourd’hui, les raisiniers [des arbustes aux fruits ressemblant à des raisins] ont disparu. Les touristes aussi. Quand j’étais plus jeune, ils venaient se baigner sur la plage, mais ce n’est plus possible. J’attends toujours une réponse de la mairie sur le relogement, mais si on me propose un appartement, je pense que je vais refuser. »

Un peu plus loin, dans le quartier Roseau, Claudette tente de combler le vide et remblaie dès qu’elle le peut le fond de son jardin qui s’affaisse. « Quand je vois de gros camions qui passent avec de la terre et des roches, je les arrête », dit-elle à Reporterre. D’autres recourent même à des déchets pour limiter la menace, au risque de donner au paysage un air de déchèterie à ciel ouvert.
5 100 logements menacés en 2 100
En Guadeloupe, le recul du trait de côte est un péril tangible pour la population. Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) place l’archipel en tête des départements ultramarins les plus touchés par le phénomène. Selon les scénarios prévus pour 2050, 552 logements et 181 bâtiments à usage économique seraient affectés. À l’horizon 2100, ce sera le cas de plus de 5 100 logements et 1 812 bâtiments économiques. Un décret de 2024 [1] liste neuf communes dans le département particulièrement à risque : Baillif, Bouillante, Deshaies, Le Moule, Pointe-Noire, Port-Louis, Saint-François, Sainte-Anne et Terre-de-Haut.
Pierre Porlon, adjoint au maire chargé de l’environnement dans la commune du Moule, observe depuis longtemps la transformation de sa ville : « La petite Anse du Moule était un port de pêche auparavant. Aujourd’hui, il n’y a pas de quoi poser un canot sur le sable. La mer est littéralement entrée dans les maisons. »La ville tente de lutter comme elle peut contre ce phénomène naturel.

Ainsi, l’ensemble des cocotiers de la plage des Dauphins ont été retirés. Héritage de la colonisation européenne, le système racinaire réduit du cocotier (mois de 1 m2) ne lui permet pas de fixer le sable dans le sol et renforce l’érosion quand ces derniers tombent ou en cas de forte houle. « Nous les avons remplacés par des plantes qui tiennent le sable, comme le raisinier », précise l’adjoint au maire.
D’autres villes, comme Capesterre-Belle-Eau et Petit-Bourg, sont concernées par un risque important de submersion marine et de mouvement de terrain. « Ces phénomènes participent à l’érosion côtière mais relèvent d’aléas naturels qui impactent plus ou moins régulièrement la frange littorale », précise Rony Saint Charles, directeur de l’agence des 50 pas géométriques en Guadeloupe, une structure étatique qui aide les communes et les occupants à reloger les personnes.
À Petit-Bourg, le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) a défini avec l’État une zone de menace grave pour les vies humaines. Une cartographie a alors été mise en place avec des secteurs à évacuer dans les quartiers Bovis, Bel Air et Pointe à Bacchus. La mer grignote tous les ans les falaises au sommet desquels se trouvent des habitations.

« On parle au total de 80 constructions, 40 étaient habitées à temps plein. Pour les autres, il s’agissait de résidences secondaires ou de ruines. Aujourd’hui, il reste 8 foyers à reloger dont 3 en opposition », indique Virginie Bonot, directrice de l’aménagement et des projets structurants de Petit-Bourg.
Déracinement difficile
Les personnes locataires sont relogées dans le parc social. La situation se corse pour celles et ceux qui ont construit leur bien sur des terrains sans droits ni titres, parfois sur la zone des 50 pas géométriques, cette bande littorale de 81,20 m, qui est propriété de l’État inaliénable et imprescriptible. La ville de Petit-Bourg a lancé une opération avec le concours de la Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Deal), de l’assistance de la qualité de la Semsamar puis de la Semag en sa qualité d’opérateur et de la SP HLM en tant que bailleur social. Elle offre aux familles une solution de relogement dans le cadre d’un dispositif d’accession à la propriété, le PSLA.
« Les familles paient une redevance pendant quinze ans et au bout des quinze ans, ils deviennent propriétaires du nouveau logement. Nous sommes conscients du traumatisme que cela représente pour certains d’entre eux, d’où l’idée de mettre tout en œuvre pour les rendre propriétaires de leur bien dans des conditions favorables et allégées », souligne Virginie Bonot.

Un moindre mal pour les habitants. L’indemnité prévue pour les occupants sans titres d’un bien situé sur un terrain est plafonnée à 40 000 euros selon la loi n°2011-725. « À Petit-Bourg, les sommes allouées allaient de 13 000 à 20 000 euros. Ce montant est peu incitatif et ne permet pas aux occupants concernés de se reloger par leurs propres moyens. Il s’avère donc nécessaire de trouver, avec le concours de la puissance publique, des solutions de relogement pour cette population. A contrario, les propriétaires du foncier peuvent prétendre à des indemnités d’expropriation déplafonnées », précise Roy Saint-Charles.
« Certains se résignent aux multiples risques naturels »
Les nouveaux logements construits dans les terres, près du parc Saint-Jean, ont des allures de villas créoles oranges et grises. Une première vague de remise des clés a eu lieu en 2021, la seconde est prévue au troisième trimestre 2025. Dans ces habitations toutes identiques, que l’on croirait sorties de The Truman Show, nous croisons un jeune homme qui préfère garder l’anonymat : « Je vis depuis quelques mois chez ma grand-mère qui a été relogée ici il y a quelques années. C’était très dur pour elle au début. On a dû quitter les terrains qui appartenaient à notre famille depuis toujours et la vue sur la mer continue de lui manquer », nous raconte-t-il.

Cela n’étonne pas Roy Saint-Charles : « À Petit-Bourg, il y a un couple de nonagénaires qui ne veut pas entendre parler de relogement et semble hermétique au discours relatif au danger qui les menace. Les déplacer contre leur gré implique pour eux un déracinement compréhensible. Sur nos territoires, nous composons avec de multiples risques naturels allant des éruptions volcaniques aux cyclones en passant par les mouvements de terrain. Ceux qui vivent dans les zones exposées s’y sont parfois résignés. Sans une politique publique volontariste et mutualisée, les opérations de relogement seront peu concluantes. »



