Ni rupture franche, ni harmonie retrouvée. Le « vivre-ensemble » en Martinique se situe aujourd’hui dans une zone intermédiaire, instable, marquée par une fragilisation progressive du lien social. C’est le principal enseignement de l’étude « Vivre ensemble », commanditée par l’association Tous Créoles et sortie courant 2025, qui invite à dépasser les lectures exclusivement identitaires des tensions martiniquaises pour en interroger les ressorts sociaux, économiques et générationnels.
Réalisée en janvier 2025 auprès de 600 personnes âgées de 18 ans et plus, l’enquête attribue une note moyenne de 5,72 sur 10 à la capacité des Martiniquais à « bien vivre ensemble ».
Cette appréciation, jugée moyennement satisfaisante, est relativement homogène selon les catégories sociales et territoriales. À la question de savoir s’il existe davantage de choses qui rassemblent ou qui séparent la société martiniquaise, les réponses se répartissent presque à parts égales, révélant un équilibre fragile.
Une dégradation largement perçue
Si le niveau actuel du vivre-ensemble apparaît mitigé, sa trajectoire inquiète nettement. Près de 73 % des personnes interrogées estiment que la situation s’est dégradée ces dernières années, et une personne sur deux anticipe une poursuite de cette dégradation. Les causes évoquées spontanément sont révélatrices : montée de l’individualisme, difficultés économiques, chômage, précarité et sentiment d’insécurité dominent largement les réponses.
Fait notable, les enjeux strictement identitaires, raciaux ou mémoriels n’apparaissent pas comme les menaces jugées prioritaires. Ils existent, mais demeurent secondaires par rapport à des préoccupations beaucoup plus concrètes. Pour une large majorité des répondants, le malaise martiniquais est d’abord social et économique, avant d’être identitaire.
Pourquoi cette étude ?
L’étude « Vivre ensemble » a été commanditée par l’association Tous Créoles en 2024, dans un contexte de tensions sociales récurrentes et de débats publics souvent polarisés sur les questions identitaires, mémorielles ou communautaires. À travers cette commande, l’association a souhaité introduire de la rationalité dans un débat largement dominé par les perceptions, les affects ou des prises de position partisanes de toutes sortes.
La démarche repose sur un choix méthodologique clair : donner la parole à la population elle-même afin d’identifier, sans filtre idéologique, les facteurs que les Martiniquais estiment les plus déterminants dans la fragilisation du lien social. Il ne s’agissait ni de valider une thèse préexistante, ni de produire un diagnostic institutionnel, mais d’objectiver un ressenti collectif à partir d’indicateurs mesurables et comparables.
Cette enquête s’inscrit ainsi dans le prolongement de la charte de Tous Créoles et de sa démarche dite de « vérité et conciliation ». L’objectif affiché est de contribuer à une lecture apaisée de la société martiniquaise, en distinguant ce qui relève des fractures structurelles – économiques, sociales, générationnelles – de ce qui relève davantage de la surinterprétation symbolique ou identitaire.
En mettant en évidence que les principales menaces pesant sur le vivre-ensemble sont la pauvreté, les inégalités sociales, l’insécurité et l’absence de perspectives pour la jeunesse, l’étude invite à recentrer le débat public sur les politiques publiques concrètes plutôt que sur les seuls registres mémoriels ou culturels. Elle se présente moins comme un outil de prescription que comme un instrument d’éclairage, destiné à nourrir la réflexion collective.
Une fracture générationnelle révélatrice
L’étude met également en lumière une fracture générationnelle dans la hiérarchie des inquiétudes. Les jeunes adultes placent en tête les difficultés d’insertion professionnelle et les obstacles à l’entrepreneuriat. Les classes d’âge intermédiaires insistent davantage sur les inégalités sociales et le repli sur soi, tandis que les plus de 50 ans expriment une inquiétude accrue face à l’insécurité et à la désagrégation du lien social.
Une leçon politique
À l’heure où les débats publics se crispent parfois autour des questions identitaires, cette enquête issue de la société civile apporte un éclairage salutaire. En Martinique, le vivre-ensemble semble moins menacé par l’altérité que par la précarité, le sentiment d’abandon et la difficulté à se projeter dans l’avenir. Réparer le vivre-ensemble suppose d’abord de réparer le contrat social. Espérons que le message sera entendu.
Gérard Dorwling-Carter.



