Une histoire coloniale longtemps occultée
Nés de relations, officielles ou non, entre Européens (fonctionnaires, colons, missionnaires) et femmes africaines au Congo belge, au Rwanda et au Burundi, les enfants métis furent très tôt catégorisés comme un « entre-deux » racial à encadrer. Dès la fin du XIXᵉ siècle et plus encore dans l’entre-deux-guerres, l’administration coloniale et les missions ont mis en place des dispositifs spécifiques : retrait à la mère, placement en institutions religieuses, scolarisation séparée, parfois changement de nom. Objectif : « civiliser » ces enfants, les soustraire à leur milieu d’origine et en faire des intermédiaires subalternes de l’ordre colonial. Les recherches historiques et les propres documents de l’État belge décrivent un système organisé.
Des placements forcés, un encadrement missionnaire
Des missions comme Save (Rwanda) ou des internats au Congo accueillaient des cohortes d’enfants enlevés très jeunes « alors qu’ils n’étaient ni orphelins ni abandonnés ». L’itinéraire type mêlait séparation familiale, isolement vis-à-vis d’autres enfants noirs, discipline rigoureuse et invisibilisation des origines. Pour une partie d’entre eux, la trajectoire se poursuivait par un transfert en Belgique dans des orphelinats ou familles d’accueil, consolidant l’arrachement identitaire. Témoignages, archives et enquêtes récentes en restituent la violence intime et les effets au long cours.
Un statut juridique piégé
Le droit colonial distinguait strictement « Blancs » et « Indigènes » ; les métis, souvent non reconnus par leur père européen, restaient soumis au régime indigène et à ses restrictions. Même lorsqu’une reconnaissance survenait, l’ascension sociale demeurait étroite et conditionnée. Cet entre-deux juridique nourrissait la ségrégation de fait : enregistrements spécifiques comme « mulâtres », filières scolaires dédiées, interdits sociaux, assignation à des métiers d’exécution.
1960 : indépendances et nouveaux déracinements
À l’heure des indépendances (Congo, 1960 ; Rwanda et Burundi, 1962), nombre de métis se trouvèrent en situation de vulnérabilité. Des « évacuations » et « rapatriements » furent organisés vers la Belgique, souvent sans l’accord des mères africaines, prolongeant la rupture des liens. Beaucoup d’adultes racontent aujourd’hui une jeunesse marquée par le secret des origines, la perte d’archives ou l’impossibilité de reconstituer une filiation.
2019 : excuses officielles, mais sans réparation
Le 3 avril 2019, le Premier ministre Charles Michel a présenté des excuses au nom de l’État belge pour l’enlèvement et la ségrégation des enfants métis du Congo, du Rwanda et du Burundi. Le geste, salué, est resté symbolique : pas de mécanisme de réparation, un accès aux dossiers encore inégal, et des survivantes dénonçant l’insuffisance des mesures.
2024-2025 : le tournant judiciaire
Le 2 décembre 2024, la cour d’appel de Bruxelles a tenu l’État belge responsable d’un « plan systématique » d’enlèvement des enfants métis à des fins de ségrégation raciale, a qualifié ces faits de crime contre l’humanité, et a accordé 50 000 € de dommages à chacune des cinq plaignantes — infirmant un jugement de 2021 qui avait écarté la qualification et déclaré l’affaire prescrite. Cette décision, confirmée par des analyses juridiques, marque un précédent majeur et ouvre la voie à d’autres demandes.
Ce que change (et ne change pas) la justice
En reconnaissant l’enlèvement et la ségrégation comme un crime contre l’humanité, la justice sort ces pratiques du registre de la « politique éducative » pour les inscrire dans celui des violences d’État. Mais le chemin vers une réparation globale reste incertain : quid des milliers de personnes restées en Afrique ? des délais et visas pour déposer des dossiers ? de l’ouverture complète des archives ? Autant d’obstacles signalés par les victimes et les ONG.
Archives, réparations, enseignement
Trois chantiers s’imposent. D’abord, l’accès intégral aux archives publiques et ecclésiales, condition de toute reconstitution biographique. Ensuite, un mécanisme de réparation clair, doté et accessible, qui articule indemnisation, accompagnement psychologique et soutien aux recherches familiales. Enfin, l’intégration de cette histoire dans les programmes scolaires, les musées et les commémorations, pour sortir d’une mémoire fragmentée. Des pas ont été faits — résolution parlementaire, programmes de recherche — mais leur portée concrète demeure à amplifier.
Une mémoire à hauteur de vies
Derrière les catégories administratives, la trajectoire des métis rappelle que la colonisation fut aussi un gouvernement des corps, des filiations et des affects. Les décisions de 2019 et 2024-2025 ne referment pas la page : elles la rouvrent, enfin, du point de vue des victimes.