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par Matteo Maillard, envoyé spécial en Sierra Leone
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Il devait être 10 heures, peut-être 11 heures, Mariam Bondo n’en est plus très sûre. Ce dont elle se souvient, c’est qu’elle était à son poste, derrière la réception décrépie de l’hôtel Moriya, où elle travaillait comme manageuse. La saison avait été rude. Le virus Ebola avait ravagé tout le district de Kambia, dans le nord de la Sierra Leone, laissant des milliers de cadavres. Les touristes avaient fui et l’hôtel de province s’était changé en hôpital de campagne dans lequel résonnaient les râles des malades. Alors, quand Aboubacar Cissé a ouvert la porte de la réception cette matinée, elle a cru voir un «héros» venu à sa rescousse.
«Comme ça, tu veux partir ? lui demande-t-il. Je connais un hôtel en Australie qui recrute des managers. C’est bien payé. Cinq fois ton salaire. Tu auras de l’argent pour aider ta famille et du temps pour toi. Je vais tout arranger, ne t’inquiète pas. Il me faut juste ton passeport et 300 dollars.» L’offre est alléchante, l’homme digne de confiance. Un ami d’enfance venu de Freetown, la capitale, sur recommandation de sa sœur. Il ne lui en fallait pas plus pour faire ses valises. «J’étais si heureuse ce jour-là que je n’ai pas réagi lorsqu’il m’a demandé de ne surtout en parler à personne», se souvient Mariam Bondo, assise aujourd’hui derrière cette même réception, accablée d’un souvenir que partagent des milliers de Sierra-Léonaises. Son regard se tourne vers la frontière guinéenne, visible depuis l’hôtel. Elle tend son doigt vers une forêt de palmiers. «C’est par là-bas que j’ai été trafiquée.»
Purgatoire de béton
«Là-bas» n’est qu’à quelques kilomètres, au-delà du fleuve Grande-Scarcie. Passé les palmiers s’ouvre une aire d’asphalte. Le ciel est déjà gris, européen presque. «Poste-frontière – Pamélap», annonce le panneau rouillé. Un purgatoire de béton où errent des âmes hagardes, flottant dans des haillons. Ce sont les refoulés – sans argent ou sans papiers – qui n’ont pu passer de l’autre côté. Coincés entre deux mondes, ils prennent la poussière à l’ombre des camions. Mariam Bondo les envie. Elle aurait aimé être arrêtée à la douane. Que le policier refuse le pot-de-vin d’Aboubacar Cissé. Mais non, elle est passée de l’autre côté, en Guinée, sans difficulté. Elle n’a même pas eu besoin d’emprunter le chemin des passeurs, ces bush roads sillonnant la jungle voisine.
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A la nuit tombée, quand le pavillon sierra-léonais s’abaisse, les douaniers signalent aux retardataires de se presser avant la fermeture de la frontière. Il est l’heure des chauves-souris et des passeurs. Selon la police, il existe 166 bush roads le long du district. En voici une dissimulée entre deux arbustes. C’est Lucy Turay qui l’indique d’un doigt assuré. «Regarde les palmes sèches croisées au sol. C’est la marque des trafiquants. C’est par là qu’ils m’ont emmenée.» Lucy Turay est une amie de Mariam. Elle aussi est une survivante de ce trafic humain qui commence à pied, par cette frontière entre la Sierra Leone et la Guinée et s’achève à 6 000 kilomètres de là, au Moyen-Orient, où elles sont réduites à l’état d’esclaves modernes. Enfermées dans un débarras. Maltraitées, torturées, violées parfois. Forcées à travailler vingt heures par jour, sans salaire, car elles ont été «achetées» par des propriétaires suivant un système nommé «kafala».
A l’origine, il s’agit d’un dispositif d’adoption dans la loi islamique ayant cours au Liban, en Irak, au Koweït, à Oman ou encore dans les Emirats arabes unis. Détourné de son principe initial, sous sa forme la plus sordide, il permet la mise sous tutelle d’autrui. La victime devient une propriété sur laquelle s’exerce une domination totale. Son passeport et sa dignité lui sont retirés. Elle est séquestrée à domicile, forcée à accomplir toutes les tâches : ménage, cuisine, gardiennage, jusqu’à l’assouvissement des pulsions sexuelles de ses maîtres. C’est un réseau complexe de traite humaine aux multiples intermédiaires qui se nourrit des populations défavorisées, faisant étinceler un eldorado atteignable. Qui veut devenir enseignante en France ? Serveuse au Canada ? Manager en Australie peut-être ?
«L’homme s’est pincé le nez comme si je puais»
Le piège se referme sitôt la première frontière franchie. Depuis la Guinée, les passeurs comme Aboubacar emmènent leurs proies au Sénégal voisin. Là, en banlieue de Dakar, elles sont entassées dans un bâtiment en construction, véritable usine de la traite humaine. «Nous étions 70 allongées dans un deux-pièces. Tous les jours, des filles partent et de nouvelles arrivent», se rappelle Lucy. Elle en profite pour interroger son passeur. «Chaque femme que j’envoie à destination, c’est 200 dollars [185 euros, ndlr]. J’en donne 50 aux policiers à l’aéroport de Dakar. Donc si je passe dix femmes, je me fais 1 500 dollars [1390 euros] la journée. J’ai déjà acheté plusieurs maisons. C’est un bon job !» s’exclame le négrier moderne, dont le carnet de commandes ne désemplit pas.
Ce n’est qu’une fois débarquées à l’aéroport de Beyrouth pour Lucy Turay et de Koweït City pour Mariam Bondo que le traquenard se dévoile. Près d’une centaine de migrantes africaines, mais aussi philippines, sont assises avec elle dans une salle du terminal. «J’ai été la première à être vendue», confie Mariam. Un couple de Koweïtiens tend une enveloppe remplie de billets au passeur. «L’homme s’est pincé le nez comme si je puais et m’a dit : “Je t’ai achetée, tu es mon esclave maintenant. Viens avec moi !”»
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Lucy Turay, elle, n’a réalisé que le lendemain, après avoir passé la nuit sur le carrelage de la cuisine. «Je me suis présentée au petit-déjeuner avec mes livres scolaires. Toute la famille a éclaté de rire quand je leur ai dit que j’étais prête à commencer mon travail d’enseignante. Le père m’a hurlé dessus : “Commence par nettoyer les toilettes.“ J’étais confuse. J’ai appelé l’agent. Il m’a dit que je leur appartenais, avant de raccrocher et de bloquer mon numéro.»
«On t’a achetée, tu peux bien mourir»
Mariam Bondo restera prisonnière deux ans et demi. Son téléphone lui est retiré pour qu’elle ne puisse pas joindre sa famille. Ses vêtements et ses bijoux aussi. Tout est fait pour la déshumaniser. Ses propriétaires ne s’adressent jamais à elle par son prénom, mais l’appellent «charmouta» («pute»), ou «kadama» («esclave»). Elle dort dans la salle de bains, lumières allumées, à disposition des moindres désirs de la famille. Les corvées s’enchaînent, toujours les mêmes : préparer les repas, faire la vaisselle, nettoyer les sols, les murs et les plafonds, nourrir les quatre enfants… Les abus se lisent bientôt sur son corps. Lèvres gercées, peau écorchée, fièvre. Quand elle demande des soins, ils lui répondent : «On t’a achetée, tu peux bien mourir.»
A 1 200 km de là, au Liban, Lucy Turay subit un calvaire similaire. L’humiliation est telle qu’elle pense au suicide, seule échappatoire. Mais lorsque la mère de famille, la «Madame», tente de l’électrocuter pour la punir, elle retrouve une énergie qu’elle croyait perdue. Elle la pousse au sol, puis s’échappe par une porte entrouverte et se réfugie dans une église. Nous sommes au début de la pandémie de Covid, en mars 2020, et Lucy doit se nourrir dans les ordures. Elle finit par s’abriter dans le camp de réfugiés palestiniens de Sabra.
Malade, Mariam, elle, est revendue à une nouvelle famille. Le frère de la propriétaire est un soldat koweïtien qui tente par trois fois de la violer. «Je me débats, je hurle.» Elle réussit à contacter l’agent des passeurs de l’aéroport. «Si tu veux racheter ta liberté, tu dois me payer 4 000 dollars [3700 euros].» Soit sept fois le salaire moyen en Sierra Leone. Un matin, elle profite de l’assoupissement de ses geôliers pour filer par le local à poubelles, avant de trouver le chemin d’un foyer où sont hébergées des «centaines d’Africaines, d’Indiennes et d’Asiatiques». Des survivantes, comme elle. Mais son ancienne propriétaire retrouve sa trace et l’accuse d’avoir rompu le contrat de kafala passé avec l’agent. Elle sera incarcérée un an avant d’être déportée en Sierra Leone.
Stigmates des revenantes
Quant à Lucy, elle a pu être rapatriée grâce à une cagnotte et le soutien d’activistes. A l’aéroport de Freetown, sa petite fille ne la reconnaît pas. «Ne me touche pas !» crie-t-elle en se dégageant. La fille de Mariam voit un spectre. «Maman, on m’a dit que tu étais morte.» Endettées, frappées des stigmates des revenantes, les deux mères entament alors une longue reconstruction. Chacune crée une association d’aide aux victimes. Lucy Turay fonde Dowan (Domestic Workers Advocacy Network) en 2021, à Makeni, la quatrième ville du pays, épicentre de la traite. Avec une poignée de volontaires, elle dispense à 200 rescapées de la kafala des cours d’informatique, de couture, de coiffure et de cuisine. Indispensables outils pour se réinsérer en société. Elle organise aussi des manifestations dissuadant les jeunes filles de partir.
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Dans le deuxième pays le plus pauvre du monde, où l’inflation atteint 43% et le chômage touche 70% des jeunes, les candidats à la migration se comptent par dizaines de milliers. Difficile de savoir avec précision combien tombent dans les filets des passeurs. Elles sont si nombreuses que l’Organisation internationale pour les migrations peine à répondre à toutes les demandes de rapatriement. En 2023, il y a eu un total de 1 373 retours volontaires. Certaines migrantes ne reviennent jamais.
De l’ambassade sierra-léonaise au Liban, Aminata Turay, une cousine de Lucy, n’a obtenu qu’une vidéo montrant des briques sur de la terre retournée, dans le carré des anonymes d’un cimetière de Beyrouth. Sa sœur, Djelikatou, est morte dans la rue, en février 2023, après avoir fui son cinquième propriétaire. Violences ? Maladie ? Personne ne sait ce qui l’a tuée. Un conseiller de l’ambassade a demandé 7 000 dollars à la famille pour l’autopsie et le rapatriement du corps. «C’est sept fois plus cher que de revenir vivant», s’indigne Aminata Turay, serrant la main de sa nièce orpheline.
Afin d’endiguer la traite, le gouvernement sierra-léonais a voté en 2022 l’«Anti-Human Trafficking and Migrant Smuggling Act», qui prévoit des peines de vingt-cinq ans d’emprisonnement pour les trafiquants. Mais «les gens, parfois même les juges, ne sont pas au courant de l’application de cette nouvelle loi, ce qui l’empêche d’être dissuasive», balaie un policier de Makeni, le front perlant, devant une pile de dossiers. «Les chiffres de la criminalité ne font que croître.» Et contrairement aux trafiquants, «nous n’avons qu’une voiture à l’unité crime organisé, et c’est le commandant qui l’utilise».
Des séances de sensibilisation à la kafala
A son retour au pays, Mariam Bondo a loué une maison jaune juste à côté de l’hôtel Moriya. Le besoin de revenir là où tout a commencé, «pour comprendre». Le salon a été transformé en QG de son organisation, Women and Girl Child Against Illegal Migration. Un enchevêtrement d’ordinateurs et de banderoles militantes. Avec son partenaire, Osman – réchappé des goulags libyens où l’on torture les migrants jusqu’à la rançon –, elle organise des séances de sensibilisation à la kafala et vient en aide aux revenantes. Elles sont nombreuses à chuter dans la prostitution ou le «kush», cette drogue de synthèse qui zombifie la région.
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