Dayneris Brito, commissaire associée de l’exposition “La vie devrait être belle”, travaille pour la Fondation Brownstone à Paris, aux côtés du commissaire d’exposition Gilbert Brownstone. À l’occasion du vernissage à la Fondation Clément, elle nous livre son regard sur l’œuvre de Manuel Mendive, sur les liens profonds entre Cuba et la Martinique, et sur l’importance de faire dialoguer les cultures caribéennes à travers l’art.
Vous êtes commissaire associée de cette exposition. Quel est son sens profond selon vous ?
Cette exposition s’intitule La vie devrait être belle, ce qui, à première vue, peut sembler naïf ou idéaliste. Et pourtant, c’est une affirmation profondément philosophique, presque politique, dans le contexte actuel. Le titre est tiré d’une réflexion de l’artiste : malgré les douleurs, les pertes, les exils, la vie contient encore des graines de beauté, et il faut apprendre à les reconnaître dans les choses simples, dans la nature, dans les gestes humains, dans la spiritualité.
Ce message de beauté est essentiel aujourd’hui. Nous vivons dans un monde saturé de conflits, d’injustices, de souffrances. L’œuvre de Mendive nous invite à ralentir, à respirer, à regarder. À renouer avec ce que nous avons de plus profond. En cela, cette exposition est un cadeau. Elle n’impose rien. Elle propose un chemin, libre, ouvert, spirituel.
Quel rôle joue la Fondation Clément dans la réalisation de ce projet ?
Un rôle absolument central. La Fondation Clément est aujourd’hui l’un des rares lieux dans la Caraïbe à avoir une telle capacité d’accueil, d’accompagnement, de diffusion de la création contemporaine, en particulier celle qui vient d’autres îles. Cela fait plusieurs années que Gilbert Brownstone collabore avec eux, notamment pour faire découvrir les scènes cubaines. Mais cette exposition est unique, par son ampleur et sa profondeur.
La Fondation a permis non seulement l’accueil physique de cette exposition — ce qui est déjà énorme — mais elle l’a aussi pensée en lien avec le public martiniquais. L’équipe a été exceptionnelle de professionnalisme et de sensibilité. Ils ont compris que l’œuvre de Mendive, au-delà de sa dimension esthétique, parle de l’identité, de la créolisation, des racines communes entre les peuples de la Caraïbe.
Pourquoi Manuel Mendive ? Qu’apporte-t-il de particulier à la Martinique ?
Mendive est un artiste immense. C’est un pilier de la scène artistique cubaine contemporaine. Il est né dans les années 1940, a étudié à l’École nationale des arts plastiques dans les années 60, au lendemain de la révolution, et a très vite pris ses distances avec l’enseignement académique européen, pour explorer une esthétique profondément ancrée dans la culture cubaine, africaine, spirituelle.
Il est sans doute l’un des premiers artistes cubains à avoir intégré de façon aussi cohérente et puissante la spiritualité afro-cubaine — notamment la Santería — dans son travail. Mais son message dépasse Cuba. Il parle d’un monde habité, peuplé de forces invisibles, d’ancêtres, de divinités métisses, qui vivent en nous. C’est un panthéisme poétique, charnel, visuel, dans lequel la Martinique peut se reconnaître.
Cette exposition a-t-elle été pensée spécifiquement pour la Martinique ?
Oui, entièrement. Ce n’est pas une exposition itinérante, ni une reprise d’un projet existant. Elle a été conçue pour la Fondation Clément, dans son architecture, pour son public. Nous avons réuni des œuvres très rares : certaines viennent du musée national des Beaux-Arts de La Havane, mais beaucoup proviennent directement de la collection privée de l’artiste, de sa maison, de ses archives.
Il y a ici des pièces des années 60, 70, jusqu’à aujourd’hui. Toutes les périodes, tous les médiums : peinture, sculpture, performance, dessins… C’est une exposition totale, presque muséale, mais vivante. On peut parler d’une rétrospective immersive, mais aussi d’un moment de grâce, car Mendive a confié ici une part très intime de lui-même.

Quelles émotions cette exposition cherche-t-elle à faire naître ?
L’émotion d’abord. Ensuite la mémoire. Puis, peut-être, une forme de reconnaissance. Je crois que les Martiniquais, en voyant cette exposition, peuvent se dire : “cet art me parle, il est étranger mais familier”. Car nous partageons des racines communes : l’Afrique, l’exil, la spiritualité, les mélanges. Mendive ne peint pas un folklore, il peint des vérités cachées. Et quand il place une divinité, ce n’est pas une icône, c’est un souffle, une force.
Cette exposition nous invite à regarder au-delà du visible. À accepter que le monde ne soit pas que matière, mais aussi esprit, rêve, intuition. En cela, elle est profondément caribéenne, profondément humaniste. C’est un voyage intérieur, une traversée. Une expérience.
Enfin, quel serait le message que vous aimeriez transmettre au public martiniquais ?
Prenez le temps. Laissez les œuvres vous parler. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise interprétation. Il y a ce que vous ressentez. Ce que vous êtes prêts à entendre. La vie devrait être belle n’est pas un ordre, c’est une prière douce. Et grâce à la générosité de Manuel Mendive, la Martinique accueille un messager de paix, de beauté et de liberté. C’est un honneur rare. Il faut en profiter.
Propos recueillis par Philippe PIED