L’année 2025 marque le centenaire de la naissance de Frantz Fanon. En Martinique, les hommages ont été nombreux, riches, parfois brillants. Dès le début de l’année, l’association Tous Créoles a tenu à organiser une conférence consacrée à Fanon, non pas pour ajouter une pierre de plus à l’édifice commémoratif, mais pour poser une question simple et exigeante : Fanon est-il encore un penseur pour penser notre présent martiniquais, ou est-il en train de devenir une figure patrimoniale que l’on célèbre sans la déranger ?
Cette interrogation est au cœur des principes qui fondent Tous Créoles.
Notre association est née d’une conviction : la société martiniquaise ne pourra avancer qu’en acceptant de regarder lucidement son histoire, ses fractures, ses héritages et ses impensés, sans les enfermer dans des récits figés ou des postures incantatoires. Fanon, précisément, nous oblige à cet exercice de lucidité.
Le centenaire a révélé une mobilisation mémorielle réelle, mais fragmentée. Fanon est reconnu, enseigné, cité, parfois admiré. Pourtant, sa radicalité critique est trop souvent neutralisée. On célèbre l’intellectuel, le psychiatre, le grand nom international, mais on hésite à convoquer Fanon comme outil de lecture des rapports de pouvoir contemporains, ici même, en Martinique. Ou pire, on s’arrête à la radicalité de ses écrits qui s’applique aux exigences historiques du moment.
Or Fanon n’a jamais écrit pour être sanctuarisé.
Il écrivait pour intervenir dans le réel. Sa pensée est indissociable de la domination coloniale, de l’aliénation sociale, des mécanismes de racialisation, mais aussi des responsabilités des élites locales et des impasses politiques. Le lire aujourd’hui impose donc une question inconfortable : qu’avons-nous fait, collectivement, de l’émancipation qu’il appelait de ses vœux ?
Depuis Tous Créoles, cette question ne peut être esquivée.
Peut-on se réclamer de Fanon sans interroger la persistance des dépendances économiques, la concentration des richesses, la question foncière, les inégalités sanitaires, ou encore le traumatisme durable du chlordécone ? Peut-on invoquer Fanon sans réfléchir à la manière dont se fabrique aujourd’hui le lien social martiniquais, entre mémoire de l’esclavage, héritage colonial, créolité et mondialisation ?
Notre démarche n’est ni accusatoire ni nostalgique. Elle est profondément politique au sens noble du terme : comment faire société aujourd’hui en Martinique ? Fanon nous rappelle que l’émancipation n’est jamais un acquis, mais un processus conflictuel, exigeant, qui suppose de refuser les faux consensus et les conforts intellectuels.
Le risque, en ce centenaire, serait de transformer Fanon en icône consensuelle,
compatible avec toutes les postures, y compris celles qu’il aurait combattues. Une pensée radicale devient inoffensive lorsqu’elle est déconnectée de ses implications concrètes. C’est
ce que nous avons voulu éviter en ouvrant, dès le début de l’année, un espace de discussion, de confrontation et de réflexion collective.
La question n’est donc plus celle de la reconnaissance. Fanon a gagné sa place dans l’histoire intellectuelle mondiale. La question est celle de l’usage. Que faisons-nous de Fanon pour penser la Martinique d’aujourd’hui, ses tensions, ses blocages, mais aussi ses possibles ?
Se poser ces questions, en tant que responsables associatifs, citoyens, acteurs culturels et politiques, ce n’est pas trahir Fanon. C’est au contraire lui rester fidèle. Le lire pour penser le présent, c’est accepter qu’il continue, cent ans après sa naissance, à nous mettre face à nos responsabilités collectives.
Gérard Dorwling-Carter. Coprésident de l’association Tous Créoles



