Dans le débat récurrent sur l’indépendance des territoires caribéens, un paradoxe s’impose : l’accession à la souveraineté politique n’a pas été synonyme de prospérité. Loin des images idéalisées d’émancipation, les pays indépendants de la région se débattent encore avec des fragilités économiques, sociales et institutionnelles héritées de l’histoire coloniale et amplifiées par la mondialisation.
Héritages lourds et économies fragiles
La plupart des États caribéens ont conquis leur indépendance dans les années 1960 à 1980, mais sans socle industriel solide. Leurs économies reposent encore aujourd’hui sur un nombre restreint de secteurs : le tourisme, l’agriculture d’exportation (banane, sucre, cacao) et, plus rarement, l’énergie comme à Trinidad et Tobago. Cette spécialisation les expose directement aux chocs extérieurs : chute des prix mondiaux, ouragans dévastateurs ou crises sanitaires qui paralysent le tourisme.
Les contraintes de l’insularité
La géographie pèse lourd dans l’équation. Dans ces petits marchés, la majorité des biens alimentaires doit être importée. Le fret maritime, les taxes douanières et la faible taille des volumes entraînent des prix de vente plus élevés que dans des économies industrialisées. Résultat : la vie quotidienne coûte cher, parfois même davantage qu’en Europe ou en Amérique du Nord.
Inégalités persistantes
À cela s’ajoute une fracture sociale profonde. Le salaire minimum, quand il existe, reste largement insuffisant pour couvrir le coût réel de la vie. La République dominicaine illustre ce paradoxe : malgré une croissance soutenue et un tourisme florissant, une part importante de la population vit encore sous le seuil de pauvreté. En Haïti, la situation est aggravée par une instabilité politique chronique, une faiblesse institutionnelle et des crises humanitaires à répétition.
L’étau de l’endettement
Sur le plan financier, nombre de pays caribéens se trouvent pieds et poings liés face aux grandes institutions internationales. Les conditions imposées par le FMI ou la Banque mondiale réduisent leurs marges de manœuvre pour financer des politiques sociales ambitieuses. Le service de la dette absorbe des budgets qui pourraient, autrement, être consacrés à l’éducation, à la santé ou à l’agriculture vivrière.
Le paradoxe martiniquais
En Martinique, la comparaison nourrit le débat. Les prix alimentaires y sont comparables. Mais l’appartenance à la République française permet de bénéficier d’un filet (relatif)de protection sociale : RSA, SMIC, allocations familiales, Sécurité sociale. Des dispositifs qui assurent une forme de sécurité, même considérée comme imparfaite, face aux aléas économiques et au consumérisme intense qui gangrène la société. De plus, la dépendance à la “métropole”, le chômage massif — notamment des jeunes — et la désindustrialisation rappellent que la stabilité sociale ne signifie pas prospérité partagée.
Comparatif : Martinique et pays caribéens indépendants
Pour éclairer ce contraste, voici un tableau comparatif
Territoire / Pays |
Salaire minimum (mensuel net estimé) |
Coût quotidien d’une alimentation saine* |
Protection sociale principale existante |
Martinique |
~ 1 426 € net par mois (SMIC brut 11,88 €/h → net estimé selon calcul Légisocial) |
Produits alimentaires 31 à 50 % plus chers qu’en France métropolitaine |
RSA, SMIC, couverture santé (Sécurité sociale), allocations familiales |
Pays caribéens indépendants |
Variables : ex. Bonaire ≈ 1 600 € ; Haïti ≈ 75 € ; Jamaïque ≈ 200 € |
Moyenne régionale : 3,89 USD/jour (~ 3,70 €) par personne (FAO, 2020) |
Protections sociales limitées, souvent dépendantes du FMI ou de programmes ciblés |
Ce visuel met en évidence le contraste :
- La Martinique se situe au niveau de la France en termes de revenu moyen, mais conserve un taux de pauvreté élevé (~29 %).
- Haïti cumule un PIB très faible (1 650 USD) et un taux de pauvreté massif (60 %).
- Trinidad & Tobago affiche un PIB/habitant élevé et un taux de pauvreté relativement bas, grâce à ses ressources énergétiques.
- La République dominicaine et la Jamaïque occupent des positions intermédiaires, mais sans les filets sociaux dont bénéficie la Martinique.
Un dilemme permanent
La question posée — « gérer dans l’intérêt du peuple ? » — se heurte à un triple verrou : celui de la volonté politique, bien réelle mais souvent bridée par les contraintes extérieures ; l’existence de structures économiques étroites, qui limitent les marges de choix souverains ; enfin, les pressions internationales, qui maintiennent un rapport de dépendance dans un contexte de néocolonialisme économique.
En Martinique, cette comparaison nourrit une interrogation récurrente : faut-il rechercher une souveraineté qui exposerait l’île aux mêmes fragilités que ses voisines, ou préserver l’intégration française, malgré ses limites, pour garantir un minimum de sécurité sociale ?
Entre dignité et sécurité
C’est toute la complexité du débat : l’aspiration à la dignité et à l’autonomie se confronte à la sécurité offerte par les transferts et les protections sociales françaises. Un dilemme qui continue de structurer, de manière souterraine, les débats sur l’avenir institutionnel de l’île.
Jean-Paul Blois



