Toni Hrițac, journaliste roumain actuellement en Martinique, a souhaité, à l’occasion de la Fête nationale de la Roumanie, proposer un regard croisé entre son pays d’origine et ce territoire caribéen qui l’accueille. sa motivation est simple : montrer que, malgré la distance géographique et les différences évidentes, la Roumanie et la Martinique partagent des parcours, des défis et des aspirations étonnamment proches. Cette analyse entend offrir une mise en perspective culturelle, sociale et géopolitique, afin de mieux comprendre ce qui relie ces deux espaces au sein de la grande famille européenne.
Similarités et défis communs entre la Roumanie et la Martinique
La Roumanie a célébré sa Fête nationale le 1er décembre. En Martinique, plus de soixante-dix Roumains et Martiniquais se sont réunis dimanche au Diamant pour marquer cet événement, à l’initiative de l’Association d’Amitié Roumanie–Martiniquaise. L’association est représentée par le médecin roumain du CHU, le Dr Ciprian Drăgănescu, et par l’économiste martiniquais Jean Crusol.
Les Roumains entretiennent depuis longtemps des liens étroits avec la France. Des figures majeures comme le dramaturge Eugène Ionesco ou l’écrivain Emil Cioran – tous deux intégrés au patrimoine littéraire français – ont fait partie de l’exil roumain qui a dénoncé avec vigueur le régime communiste d’après-guerre. La diaspora contemporaine est toutefois très différente de celle d’avant 1989 : elle résulte principalement de l’intégration de la Roumanie dans l’Union européenne et de la libre circulation de la main-d’œuvre, faisant aujourd’hui de la Roumanie l’un des pays les plus représentés hors de ses frontières.
Située à la frontière d’aires culturelles diverses – européenne, slave et orientale – la Roumanie a longtemps oscillé entre plusieurs modèles civilisationnels, tout en aspirant à rejoindre pleinement l’espace occidental. L’adhésion à l’Union européenne en 2007 a donc représenté un moment historique.
En Martinique, de nombreux Roumains ont tiré parti de cette intégration. Ils disposent d’une solide formation professionnelle, beaucoup étant spécialisés en médecine, ingénierie, économie, bâtiment ou autres domaines techniques.

MOBILITÉ ET GÉOPOLITIQUE PARTAGÉES
La rencontre du Diamant a également permis une réflexion sur les similarités entre la Roumanie et la Martinique, ainsi que sur les défis communs. Malgré des différences évidentes, certaines convergences apparaissent. Premièrement, la mobilité : le Dr Drăgănescu souligne qu’un petit groupe de Roumains travaille actuellement en Martinique grâce à la libre circulation au sein de l’Union européenne, et que, en miroir, plusieurs dizaines d’étudiants martiniquais ont choisi d’étudier en Roumanie.
Sur le plan institutionnel, les deux territoires doivent gérer des relations complexes liées à leur position périphérique dans l’Union européenne. Pour la Roumanie, la proximité d’une Russie devenue agressive dans le contexte de la guerre en Ukraine influence directement le cadre géopolitique. Pour la Martinique, la dynamique caribéenne et la présence de puissances extérieures structurent l’environnement stratégique. Dans les deux cas, les communautés locales cherchent à valoriser leurs ressources et leur potentiel, tandis que Bruxelles ou Paris sont parfois perçus comme éloignés des réalités locales. Un équilibre délicat apparaît alors entre autonomie et interdépendance, identité locale et intégration dans un ensemble plus vaste.
ÉCONOMIE, SOCIÉTÉ ET DÉFIS POLITIQUES
Les similitudes s’étendent également au domaine économique. Les deux territoires sont confrontés à des déficits structurels, souvent liés aux déséquilibres commerciaux et aux dépenses sociales. Le tourisme et l’agriculture sont considérés comme des secteurs clés pour résorber ces déficits, mais ils demeurent sous-exploités et peinent à s’adapter pleinement aux réglementations européennes ou aux nouvelles technologies. Les élites, en Roumanie comme en Martinique, soulignent la nécessité de modernisation et d’innovation, en plaçant l’enseignement supérieur au cœur de ce processus. Toutefois, les jeunes générations évoluent dans une culture numérique souvent superficielle, et les plus talentueuses quittent parfois le territoire.
Dans un contexte mondial instable, les deux territoires connaissent également une montée des mouvements antisystème, alimentés par des frustrations locales persistantes et un mécontentement envers la gouvernance, qu’elle soit locale ou décisionnelle à distance — Bruxelles pour la Roumanie, la Métropole parisienne pour la Martinique. En Roumanie, une vague électorale antisystème, amplifiée par une campagne numérique soutenue par des influences extérieures identifiées comme liées à la Russie, a placé la démocratie au bord du gouffre en novembre 2024, lorsque le premier tour de l’élection présidentielle a été remporté par Călin Georgescu, dirigeant extrémiste, autoritaire, nationaliste et prorusse. Ce scrutin a été annulé par le Conseil constitutionnel en raison d’ingérences étrangères. Lors du nouveau vote de mai 2025, le candidat pro-européen Nicușor Dan a été élu, soutenu par une coalition politique hétérogène mais engagée sur la voie européenne.
La Roumanie et la Martinique restent ainsi confrontées à l’équation complexe du rapport entre centre et périphérie, entre l’individuel et le collectif, entre le potentiel d’une communauté bien structurée mais politiquement polarisée et la nécessité de s’inscrire dans un cadre cosmopolite plus large.
Cependant, la plus forte similitude demeure dans la chaleur humaine et le sentiment de familiarité qu’inspirent les deux territoires. Comme dans les premiers vers d’une vieille ballade roumaine — « sur un coteau paisible, aux portes du paradis » — la Roumanie et la Martinique partagent un même esprit d’accueil, de communauté et d’appartenance. C’est ce sentiment qui a porté la célébration de dimanche au Diamant, dans un véritable coin de paradis martiniquais.
Toni Hrițac, journaliste roumain



