À la lumière de la définition d’Ernest Renan, la Martinique peut être envisagée comme une nation au sens spirituel et volontaire du terme. Loin d’un séparatisme politique, cette conscience collective pourrait s’inscrire dans une fidélité renouvelée à la République, à l’image du compromis institutionnel esquissé en Nouvelle-Calédonie par l’accord de Bougival.
Une nation, non de sang, mais de volonté
En 1882, dans sa conférence restée célèbre, Qu’est-ce qu’une nation ?, Ernest Renan s’éloignait des conceptions ethniques de Herder ou Fichte pour proposer une idée révolutionnaire :
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses, qui à vrai dire n’en font qu’une, constituent cette âme : l’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble. »
La nation, selon lui, n’est pas une donnée biologique, linguistique ou religieuse : c’est un acte de foi collectif, une construction vivante reposant sur la mémoire et la volonté.
« L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours », écrivait-il encore.
La Martinique, une mémoire partagée et un désir d’unité
Si l’on transpose cette définition à la Martinique, le constat s’impose : l’île réunit les deux fondements renaniens de la nation. Elle possède d’abord un legs commun, tissé d’histoire, de luttes et de créations. De l’esclavage aboli à la départementalisation de 1946, du combat anticolonial aux grandes figures intellectuelles – Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant –, la Martinique a bâti une mémoire singulière.
Elle a su transformer la douleur en culture, l’asservissement en fierté, et la marginalité en identité.
Mais la nation n’existe pas que dans le passé. Le peuple martiniquais manifeste encore un consentement quotidien à vivre ensemble : un créole partagé, une culture commune, un rapport spécifique au territoire et à la mer, et une solidarité née des épreuves. C’est cette volonté collective, fragile mais persistante, qui fait d’elle une nation d’esprit, selon les mots de Renan.
Une nation dans la République
Être une nation, dans ce sens, n’implique pas la rupture avec la France. Renan, en 1882, ne parlait pas d’indépendance mais de libre consentement. La nation, écrivait-il, se fonde sur un équilibre entre la mémoire et la volonté ; elle vit de la fidélité, non de la contrainte.
La Martinique peut donc se penser comme une nation républicaine, consciente de sa singularité historique et culturelle, tout en choisissant de s’inscrire dans un ensemble plus vaste : la République française. Cette double appartenance n’est pas un paradoxe, mais une richesse : elle traduit la possibilité d’un pluralisme républicain, où plusieurs communautés de destin coexistent dans un même cadre civique.
« Une nation est une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. »
Le précédent calédonien : l’accord de Bougival
Signé en juillet 2025, l’accord de Bougival entre l’État et les représentants calédoniens illustre cette nouvelle manière de penser la nation et la République. Tout en confirmant l’appartenance de la Nouvelle-Calédonie à la France, le texte reconnaît l’identité propre du peuple calédonien, sa citoyenneté spécifique et sa capacité à décider de son avenir institutionnel.
Cet accord, sans bouleverser la Constitution, ouvre la voie à une appartenance volontaire, fondée sur le respect mutuel : être Français sans cesser d’être Kanak, Calédonien – ou, demain, Martiniquais. C’est une logique de reconnaissance réciproque, où la République admet que son unité ne réside plus dans l’uniformité, mais dans la coexistence des mémoires et des volontés.
Une voie possible pour la Martinique
Dans cette perspective, la Martinique pourrait revendiquer, non pas une souveraineté politique, mais une souveraineté culturelle et civique : le droit d’être reconnue comme une nation au sens renanien, c’est-à-dire une communauté de mémoire et de projet. Une telle reconnaissance n’impliquerait ni séparation, ni privilège, mais une réaffirmation du pacte républicain sur un mode caribéen : celui d’une appartenance choisie, consciente, consentie.
Elle permettrait d’articuler identité et modernité, héritage et avenir – en somme, de faire vivre le « plébiscite de tous les jours » dont parlait Renan.
En définitive
Dire que la Martinique est une nation, ce n’est pas dire qu’elle est un État. C’est affirmer qu’elle est un peuple porteur d’une mémoire, d’une langue, d’une culture et d’une volonté collective, qui, loin de s’opposer à la République, peut la renouveler.
Comme l’a montré l’accord de Bougival, la France peut demeurer une et indivisible tout en devenant plurielle dans ses nations. C’est peut-être là, au-delà des statuts, le vrai sens de l’unité : une fidélité partagée entre mémoire, dignité et avenir commun.



