Alors que s’ouvrent les premières discussions sur le futur cadre financier pluriannuel de l’Union européenne (2028–2034), la France s’inquiète de l’avenir de la Politique agricole commune (PAC), qui représente historiquement un pilier central du projet européen. Confrontée à des arbitrages budgétaires, aux exigences écologiques croissantes, et à une crise de légitimité dans le monde agricole, la PAC entre dans une zone de turbulence inédite. Il convient d’examiner les raisons des inquiétudes françaises, les dynamiques européennes en jeu, et les perspectives de réforme.
La France, premier bénéficiaire de la PAC
Depuis sa création en 1962, la PAC constitue la politique commune la plus ancienne et la plus budgétivore de l’Union européenne. La France en est le premier bénéficiaire, recevant près de 9 milliards d’euros par an, soit environ 17 % des paiements totaux. Ce soutien structurel finance deux piliers : les aides directes aux agriculteurs (pilier I) et les mesures de développement rural (pilier II).
Pour Paris, la PAC est plus qu’un levier économique : elle est un instrument de souveraineté alimentaire, de stabilisation des territoires ruraux et de maintien d’un modèle agricole familial. La défense de cette politique est donc un enjeu stratégique récurrent dans les négociations européennes.
Une pression budgétaire croissante
La montée en puissance de nouvelles priorités européennes — défense, transition énergétique, numérique, innovation — tend à réduire la part relative de la PAC dans le budget européen. Alors qu’elle représentait plus de 70 % du budget communautaire dans les années 1970, elle est tombée sous la barre des 30 % aujourd’hui, et pourrait encore reculer dans le prochain cadre financier.
La France redoute un scénario dans lequel la PAC deviendrait une variable d’ajustement budgétaire. Selon le ministère de l’Agriculture, une baisse significative des aides provoquerait un affaiblissement de nombreuses exploitations, en particulier dans les zones intermédiaires ou défavorisées, et accentuerait la désertification rurale.
Transition écologique : consensus de principe, conflits d’application
Les débats actuels sur la « conditionnalité environnementale » des aides mettent en lumière des tensions profondes. Si la France soutient une agriculture plus durable, elle plaide pour une transition juste, laissant aux agriculteurs le temps d’adapter leurs pratiques. Or, certains États membres, appuyés par des ONG écologistes, poussent à une réforme plus radicale, conditionnant l’octroi des aides à des objectifs climatiques stricts.
Les manifestations agricoles de 2023–2024, qui ont éclaté dans plusieurs pays européens, ont illustré la fracture entre objectifs institutionnels et réalités de terrain. Pour Paris, il est impératif que la PAC reste un outil de soutien économique, et non un simple levier environnemental.
Une recomposition des alliances au sein de l’Union
Historiquement, la France a pu compter sur l’Allemagne pour défendre la PAC. Mais cette alliance s’effrite : Berlin accorde désormais la priorité à l’innovation verte, au détriment des aides directes. Par ailleurs, les pays du nord et de l’est de l’Europe, moins bénéficiaires, contestent la répartition actuelle des fonds.
Dans ce contexte, la France cherche à reconstruire des alliances stratégiques, notamment avec l’Espagne, la Pologne et l’Italie, afin de défendre une vision de la PAC comme politique de souveraineté alimentaire, au service d’une « agriculture rémunératrice et résiliente ».
Les Outre-mer, premiers exposés à une remise en cause silencieuse
Pour les départements et régions d’Outre-mer (DROM), les négociations sur l’avenir de la PAC revêtent un enjeu vital. Ces territoires bénéficient d’un régime spécifique, le POSEI (Programme d’Options Spécifiques à l’Éloignement et à l’Insularité), qui compense les handicaps structurels de leur agriculture insulaire et tropicale. Le dispositif, financé à hauteur de 278 millions d’euros par an, soutient des filières stratégiques (banane, canne, élevage, maraîchage), sécurise l’approvisionnement local et contribue à la survie de nombreuses exploitations.Toute remise en cause du POSEI — que ce soit par une baisse de son enveloppe, une redéfinition de ses critères ou une conditionnalité environnementale rigide — fragiliserait des filières déjà en tension, exposées à la concurrence des productions voisines moins réglementées (Amérique latine, Afrique, Caraïbes).
Plus largement, une réforme défavorable de la PAC pourrait entraîner :
– une augmentation des coûts de production ;
– une accentuation de la dépendance alimentaire ;
– et une désintégration partielle du tissu agricole local, avec des conséquences sur l’emploi rural, la souveraineté alimentaire et la cohésion sociale.
Pour la France, l’enjeu est donc aussi diplomatique : il s’agit d’obtenir la sanctuarisation du POSEI dans le prochain cadre financier, tout en veillant à une application différenciée des objectifs climatiques, adaptée aux réalités ultramarines.
À défaut, c’est la viabilité de l’agriculture d’Outre-mer — et donc le principe d’égalité territoriale — qui pourrait se trouver compromise.
Vers quelle PAC post-2027 ?
Plusieurs pistes sont évoquées à Bruxelles :
– une intégration plus forte des objectifs climatiques dans l’architecture même de la PAC ;
– une réduction progressive des aides directes, au profit de paiements pour services écosystémiques ;
– une renationalisation partielle des soutiens, chaque État contribuant davantage à son propre modèle ;
– une simplification réglementaire, face à la complexité actuelle des plans stratégiques nationaux.Pour la France, le scénario idéal serait celui d’une PAC rénovée mais dotée d’un budget stable, capable de répondre aux défis climatiques sans sacrifier la compétitivité des filières agricoles.
Entre ambitions écologiques, arbitrages budgétaires et tensions géopolitiques, le défi est immense : maintenir une politique agricole commune forte, adaptée aux enjeux du XXIe siècle, sans rompre avec son socle historique. La survie du pacte agricole européen pourrait bien se jouer dans les mois à venir.
Gdc