Un levier juridique au service d’une autonomie maîtrisée
Le mécanisme d’habilitation prévu par l’article 73 de la Constitution offre à la Martinique un pouvoir normatif ponctuel mais potentiellement structurant. De l’énergie aux transports, et prochainement à l’eau, la Collectivité territoriale de Martinique (CTM) s’en est saisie à la fois pour adapter la loi aux réalités insulaires et pour préparer le terrain à une évolution institutionnelle plus ambitieuse.
Un cadre constitutionnel pensé pour l’adaptation
L’article 73 de la Constitution, dans sa version issue de la révision de 2003, organise un équilibre délicat : l’application de plein droit des lois et règlements nationaux, assortie de la possibilité de les adapter aux « caractéristiques et contraintes particulières » des départements et régions d’outre-mer (DROM).
Au-delà des simples adaptations décidées par le législateur ou le gouvernement, l’alinéa 3 introduit le mécanisme de l’habilitation. Par ce biais, les collectivités peuvent être autorisées à « fixer elles-mêmes les règles applicables » dans des matières limitées. Ce transfert encadré de pouvoir normatif, réservé à des domaines non régaliens, constitue une différenciation juridique profonde, mais temporaire.
Pour la Martinique, devenue Collectivité territoriale unique en 2015, ce dispositif est inscrit dans le Code général des collectivités territoriales. L’obtention d’une habilitation suppose une délibération motivée de l’Assemblée, l’avis du Conseil économique, social, environnemental, de la culture et de l’éducation de Martinique (CESECEM) et, selon les cas, une validation par le Parlement ou un décret en Conseil d’État.
Des habilitations pionnières
Dès avant la création de la CTM, la Martinique a mobilisé ce mécanisme.
En 2011, la collectivité obtient une habilitation dans le domaine de l’énergie, renouvelée en 2015 dans le cadre de la loi de transition énergétique. Cette compétence permet d’adapter la politique énergétique aux contraintes d’une zone non interconnectée au réseau continental et de planifier la programmation pluriannuelle de l’énergie.
En 2013, la loi confère à la collectivité un pouvoir normatif en matière de transports intérieurs terrestres et maritimes. Trois ans plus tard, la CTM adopte la délibération instituant Martinique Transport, autorité organisatrice unique des mobilités sur l’île. Cette opération, souvent citée comme un succès, met fin à une gouvernance fragmentée entre la collectivité et les intercommunalités.
Une habilitation obtenue en 2014 en matière de formation professionnelle permet, par ailleurs, la création d’un Service public régional de l’orientation (SPRO) adapté au marché local.
Des demandes récentes à portée stratégique
Depuis 2023, la CTM a engagé deux démarches d’habilitation emblématiques.
En matière d’énergie, la délibération n° 23-569-1 (2023) vise à élargir les compétences locales pour réguler la maîtrise de la demande, la réglementation thermique des bâtiments, le développement des énergies renouvelables et la mobilité durable. L’objectif affiché : atteindre l’autonomie énergétique d’ici 2030.
En matière d’eau et d’assainissement, la délibération n° 24-200-1 (2024) ambitionne de créer une « autorité unique » à l’échelle de l’île. Ce projet répond à la crise chronique de gestion de l’eau, marquée par des réseaux vétustes, une multiplicité d’acteurs et des disparités de service. Inspirée du modèle Martinique Transport, l’initiative entend rationaliser la gouvernance d’une ressource vitale.
Une compétence limitée et une mise en œuvre laborieuse
Si l’habilitation constitutionnelle offre à la CTM un pouvoir d’édicter des règles locales, il ne s’agit en réalité que d’une compétence déléguée, circonscrite et temporaire. La collectivité ne dispose pas d’un pouvoir législatif autonome comparable à celui d’une collectivité régie par l’article 74. Elle ne peut agir que dans les limites strictement fixées par la loi d’habilitation adoptée par le Parlement ou par le décret en Conseil d’État.
Deux conséquences majeures en découlent :
- Un pouvoir d’action limité : les normes que la CTM peut édicter doivent entrer dans les paramètres définis par le législateur national. Il ne s’agit pas de créer une législation entièrement nouvelle, mais de décliner et d’ajuster un cadre établi à Paris.
- Une adaptation parfois décalée : même adaptées, les dispositions peuvent ne pas correspondre parfaitement aux réalités locales, car la base juridique reste pensée dans un cadre national.
À cela s’ajoute une mise en œuvre longue et techniquement lourde. Après obtention, il faut encore rédiger les textes d’application, organiser les services, former le personnel, harmoniser les pratiques entre les acteurs publics et parapublics. Les effets concrets d’une habilitation se mesurent souvent à moyen ou long terme.
: Les étapes et délais moyens d’une habilitation
APE 1 : DEMANDE LOCALE
• Délibération de l’Assemblée de Martinique
• Avis du CESECEM
• Transmission au Gouvernement
➜ Durée : 6 à 18 mois (selon calendrier national)
❗ Points de blocage : Priorités politiques nationales, lenteur du processus législatif
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ETAPE 2 : OBTENTION NATIONALE
• Loi d’habilitation (si domaine législatif) ou décret en Conseil d’État (si domaine réglementaire)
• Champ strictement défini par le texte national
➜ Durée : 6 à 12 mois supplémentaires
❗ Limite : Pouvoir d’action encadré par Paris, pas de compétence générale
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ETAPE 3 : MISE EN APPLICATION LOCALE
• Rédaction des textes d’application par la CTM
• Organisation administrative (création de structures, harmonisation des services, formation)
• Mise en œuvre effective sur le terrain
➜ Durée : 1 à 3 ans
❗ Difficultés : Complexité technique, coordination des acteu
Lecture du schéma
- Durée totale moyenne : 2 à 4 ans entre la demande et l’effet concret sur le terrain.
- Limitation structurelle : La CTM applique un pouvoir normatif encadré, et non un pouvoir législatif autonome.
- Enjeu politique : Chaque habilitation devient autant un outil de gouvernance qu’un argument dans la négociation pour un statut plus souple.
Un instrument juridique au service d’un projet politique
Depuis l’« Appel de Fort-de-France » en 2021, plusieurs exécutifs ultramarins plaident pour une évolution du cadre constitutionnel afin d’accorder davantage d’autonomie normative aux DROM, sans basculer dans le statut plus autonome de l’article 74.
La Martinique défend l’idée d’un nouvel article 73-1, qui consacrerait un pouvoir général d’édicter des règles locales. Les habilitations actuelles jouent alors un double rôle : répondre à des besoins concrets et démontrer l’inadéquation du droit commun face aux réalités insulaires.
Vers un nouveau pacte institutionnel ?
Pour la CTM, poursuivre des habilitations ciblées et techniquement solides reste stratégique. Pour l’État, la multiplication de ces demandes pose la question d’une simplification des procédures et d’une reconnaissance du caractère structurel des spécificités ultramarines.
À terme, l’habilitation pourrait apparaître moins comme une solution ponctuelle que comme un sas vers un nouveau cadre constitutionnel, conciliant unité républicaine et autonomie normative renforcée.
Gérard Dorwling-Carter



