Pourquoi continuer à parler d’esclavage et de colonisation alors que l’Afrique est aujourd’hui ravagée par des guerres multiples, parfois d’une extrême violence ? La question revient souvent, teintée de lassitude, voire d’agacement. Elle appelle pourtant une réponse simple : parce que nombre de ces conflits contemporains trouvent leurs racines dans cette histoire ancienne, violente et structurante.
Les guerres qui frappent aujourd’hui le continent africain ne sont ni soudaines ni inexplicables. Elles s’inscrivent dans un temps long fait de désorganisations profondes, de dépendances construites et de ruptures imposées. La traite négrière puis la colonisation n’ont pas seulement exploité des territoires : elles ont durablement bouleversé des sociétés, détruit des équilibres politiques, fragilisé des économies entières.
Avant l’entreprise coloniale, l’Afrique n’était ni figée ni hors de l’histoire. Elle comptait des royaumes, des empires, des réseaux commerciaux, des autorités politiques, des mécanismes de régulation des conflits. La traite a transformé des régions entières en zones de prédation permanente. La colonisation a figé des frontières arbitraires, construit des États sans cohérence interne, détruit les autorités traditionnelles, imposé l’administration à la souveraineté et la contrainte à la légitimité.
Cet héritage continue de produire ses effets.
En République démocratique du Congo, les minerais stratégiques alimentent des conflits quasi permanents. Au Sahel, des États fragilisés par leur artificialité même s’effondrent sous le poids de la misère, du dérèglement climatique et de la militarisation. Au Soudan, l’échec de l’État hérité de la colonisation a ouvert la voie à un affrontement armé durable.
Le débat public parle de terrorisme, de coups d’État, de chaos. Mais il rappelle rarement que ces territoires ont d’abord été désarticulés, affaiblis et rendus dépendants par l’ordre colonial. L’économie coloniale n’a jamais été pensée pour permettre l’autonomie ou le développement ; elle a été conçue pour extraire, exporter, alimenter les métropoles.
À cela s’ajoute un autre fait souvent passé sous silence : les anciennes puissances coloniales ne se sont jamais réellement retirées. Leur présence a changé de visage, mais non de logique. Bases militaires, accords de sécurité, dépendances monétaires, multinationales, zones d’influence structurent toujours l’espace africain. De nombreux conflits sont aussi devenus des théâtres de rivalités entre puissances mondiales. Les guerres africaines sont, pour partie, des guerres par procuration.
Faire abstraction de cette histoire revient à renverser les responsabilités. Cela conduit à faire porter aux peuples africains le poids de désordres dont ils n’ont jamais fixé les règles. Cela permet d’expliquer la violence par la « culture », quand elle relève d’abord d’un système mondial hérité de rapports de domination anciens.
Dans les outre-mer français, cette lecture résonne avec une force particulière. L’esclavage puis la colonisation y ont détruit des sociétés, organisé la dépendance économique et installé des inégalités structurelles qui persistent. Comprendre les conflits africains, c’est aussi éclairer une part de nos propres fractures sociales, politiques et mémorielles.
La mémoire n’est donc ni un luxe, ni une obsession. Elle constitue une nécessité politique. On ne construit pas la paix sur l’oubli. On ne répare pas ce que l’on refuse de regarder.
Tant que l’esclavage et la colonisation resteront relégués au rang d’arrière-plan historique, les guerres qu’elles ont contribué à façonner continueront d’être perçues comme des fatalités.
Elles ne le sont pas.
Elles sont l’expression armée d’une histoire non soldée.
Jean-Paul BLOIS



