Le livre « Notre déni de guerre » de Stéphane Audoin-Rouzeau
: un déni européen et français de la guerre
L’historien Stéphane Audoin-Rouzeau soutient que la société française, comme celles d’Europe occidentale, vit dans un profond déni de la guerre. Depuis 1945, l’idée même d’un conflit majeur impliquant des pertes humaines sur le territoire européen a été progressivement effacée des mentalités. Ce déni réapparaît aujourd’hui à travers les réactions suscitées par les déclarations du général Fabien Mandon et les débats autour du retour d’un service militaire.
Le choc provoqué par les propos du général Mandon
Lorsque le chef d’état-major des armées évoque la possibilité que la France doive « accepter de perdre ses enfants », l’indignation est immédiate et traversante. Pour Audoin-Rouzeau, cette réaction n’est pas seulement politique : elle est culturelle. Elle révèle que la mort en guerre, jadis pensée comme l’« impôt du sang », est devenue une réalité inimaginable pour une grande partie de la société française.
Une armée qui mène des guerres lointaines
L’historien rappelle que la France n’a pas renoncé à la guerre : elle a combattu en Afghanistan ou au Sahel. Mais il s’agit de conflits asymétriques, éloignés, menés par une armée professionnelle largement déconnectée du reste de la société. Rien à voir avec une guerre majeure sur le sol européen impliquant la nation entière.
L’illusion d’une paix définitive
Selon Audoin-Rouzeau, les Européens demeurent persuadés que la paix est acquise pour toujours. Cette croyance persiste malgré la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine et les inquiétudes dans les pays voisins, comme la Finlande, la Pologne ou les États baltes. La France reste enfermée dans l’idée d’une paix éternelle, ce qui nourrit le déni.
Le danger de se réfugier derrière la « guerre hybride »
L’historien se méfie de l’usage extensif de la notion de « guerre hybride », qui englobe les cyberattaques, la désinformation ou la pression économique. S’il reconnaît la réalité de ces menaces, il craint que cette catégorie ne serve à éviter de regarder en face l’hypothèse d’une véritable guerre, violente, destructrice et coûteuse en vies humaines.
Peut-on juger une société en paix ?
À la critique du général Mandon sur le supposé manque de courage des Français, Audoin-Rouzeau répond qu’on ne peut pas évaluer la résilience d’une société en temps de paix. Les comportements collectifs se transforment profondément lorsque la guerre éclate. Les émotions, les raisonnements et les priorités changent radicalement dans le passage du temps de paix au temps de guerre.
Le précédent historique de 1914
L’historien rappelle qu’avant 1914, les élites politiques et militaires françaises doutaient déjà de la capacité du pays à affronter un conflit majeur. Pourtant, la mobilisation du 1er août 1914 a démontré l’inverse : la société a accepté la guerre avec une unité et une détermination inattendues. Ce précédent montre le fossé entre discours en temps de paix et comportements en temps de guerre.
Service militaire volontaire : un premier pas vers la « sortie du déni »
L’annonce d’un service militaire volontaire de dix mois pourrait, selon Audoin-Rouzeau, contribuer à familiariser davantage la population avec la réalité militaire. Alors qu’environ 30% des Français avaient déjà porté l’uniforme à l’époque du service national, ils ne sont plus que 3% aujourd’hui. Rehausser cette proportion aurait un effet social et culturel important, indépendamment de l’utilité militaire directe.
Qui décide de la guerre ? Le rôle essentiel du politique
Sur la question du sacrifice potentiel des « enfants » de la nation, Audoin-Rouzeau insiste sur la centralité du politique. Il estime qu’un consensus ne peut naître « à froid » dans une société pacifiée. C’est la guerre elle-même, lorsqu’elle devient inévitable, qui crée les conditions d’un accord national. La décision d’entrer en guerre demeure fondamentalement politique, le pouvoir civil jouant un rôle déterminant dans la mobilisation collective. Jpb


