Le juriste Mathias Chauchat met en garde contre un simulacre d’émancipation dans le projet d’accord signé à Bougival
– Derrière le vocable solennel d’« État de Nouvelle-Calédonie » se dessine, selon le constitutionnaliste Mathias Chauchat, une opération de communication politique plus qu’un tournant historique. Dans une tribune incisive publiée dans Le Monde, le professeur de droit public à l’université de la Nouvelle-Calédonie alerte sur une régression du droit à la décolonisation des Kanak, au profit d’une intégration républicaine verrouillée juridiquement.
Un projet sans souveraineté réelle
Signé le 12 juillet à Bougival, le projet d’accord sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie est censé tracer la suite de l’accord de Nouméa de 1998. Pourtant, comme le relève Chauchat, il ne contient aucune reconnaissance explicite du peuple kanak, ni de ses symboles historiques (nom Kanaky, drapeau). Loin d’un processus d’émancipation externe conforme au droit international, le projet repose sur une logique d’autonomie interne, inscrite dans le giron constitutionnel français.
Selon la convention de Montevideo (1933), un État suppose un territoire, une population, un gouvernement et une capacité à conclure des traités. Or, insiste le juriste, aucun de ces critères n’est réuni. L’État de Nouvelle-Calédonie, s’il devait advenir, ne serait qu’une collectivité territoriale française, sans souveraineté, sans nationalité propre, sans véritable autonomie internationale.
Une construction institutionnelle verrouillée
Trois textes sont prévus pour fonder ce nouvel État : une inscription dans la Constitution, une loi organique spéciale (contrôlée par Paris), et une loi fondamentale adoptée localement à la majorité des trois cinquièmes.
Chauchat souligne que cette architecture maintient un contrôle étroit de l’État français, renforçant notamment la province Sud (loyaliste) et conditionnant les transferts de compétences régaliennes à des seuils quasi-inatteignables : majorité qualifiée au Congrès, accord de l’État et référendum.
Pire encore, le droit de veto accordé aux non-indépendantistes pourrait bloquer toute évolution politique, y compris des revendications essentielles comme le nom du pays, son drapeau ou ses règles budgétaires.
Une stratégie de désinscription onusienne
Le texte ne se réfère pas à l’accord de Nouméa ni aux résolutions récentes de l’ONU, mais à la résolution 2625 (1970), qui permet la reconnaissance d’un statut autonome sans indépendance.
L’objectif implicite du gouvernement français serait donc, selon Chauchat, de retirer la Nouvelle-Calédonie de la liste des territoires non autonomes à décoloniser, sans avoir satisfait aux conditions du droit international.
Risques de fracture et de marginalisation
Le projet élargit le corps électoral calédonien en y incluant de nouveaux arrivants métropolitains, une mesure que Chauchat analyse comme une légitimation de la colonisation de peuplement, à l’origine des tensions ayant conduit à l’insurrection de mai 2024. Sur le plan économique, les outils proposés (grands travaux, défiscalisation, base militaire) relèvent d’un modèle dépassé, inégalitaire et sans vision de rééquilibrage territorial.
Les restitutions foncières, essentielles pour la mémoire et la justice post-coloniale, pourraient aussi être fragilisées par ce nouveau cadre.
Alternatives et appel à la prudence
Le juriste plaide pour le report du processus, en appelant à organiser d’abord les élections provinciales prévues avant le 30 novembre 2025, afin de légitimer les institutions et éviter un référendum binaire en février 2026, qui risquerait de fracturer le pays. Il rappelle que d’autres options existent, comme le projet du FLNKS de « souveraineté avec interdépendance », ou la confédération avec la France évoquée par Manuel Valls.
Une rupture historique avec la trajectoire d’émancipation
Loin d’un aboutissement de la décolonisation, l’accord de Bougival marquerait, selon Chauchat, une rupture historique, un renoncement à la reconnaissance d’un peuple en lutte depuis plus de quarante ans.
Le risque, dit-il en substance, est de donner l’apparence d’un État sans en garantir ni les attributs ni la légitimité.