Chaque avancée institutionnelle en Martinique et en Guadeloupe se heurte au même reproche : pourquoi donner plus de compétences normatives à des élus qui peinent déjà à gérer leur champ actuel ? Cette objection, apparemment frappée au coin du bon sens, mérite pourtant d’être repensée. La question est de savoir si l’on doit attendre des collectivités une perfection préalable et totale à l’exercice de leur autonomie.
Les carences actuelles sont en partie le produit du centralisme
Oui, les collectivités d’outre-mer connaissent des dysfonctionnements : retards dans les transports, sous-équipement en santé, lenteurs administratives, paiements tardifs, gestion budgétaire paraissant hasardeuse. Mais ces carences ne relèvent pas d’une incapacité congénitale des élus. Elles traduisent aussi le poids d’un cadre contraint : dépendance aux dotations de l’État, sous-financement structurel, normes hexagonales inadaptées, fusion institutionnelle inachevée (comme à la Collectivité territoriale de Martinique). Et très certainement une certaine insuffisance d’une partie du personnel de cette dernière collectivité que Serge Letchimy a eu le courage d’évoquer, ne provoquant que de faibles remous au sein du personnel…
Accuser les élus de « mal gérer » revient donc à ignorer que ces difficultés sont aussi produites par un système centralisé qui bride l’adaptation locale.
L’histoire de la décentralisation dément les Cassandre
Ce procès en incompétence n’est pas nouveau. Il a été intenté aux communes lors des premières lois de décentralisation, aux régions lorsqu’elles ont revendiqué un rôle économique, à la Nouvelle-Calédonie avant l’Accord de Nouméa. À chaque fois, les mêmes prophéties :
« ils ne sauront pas gérer ».
Or, à chaque étape, les collectivités se sont adaptées, ont appris et ont fini par démontrer qu’elles pouvaient assumer ces responsabilités.
La leçon est claire : on ne devient pas compétent en attendant d’être compétent, mais en exerçant effectivement des compétences.
Une démocratie ne se juge pas à l’examen de capacité
Exiger des élus locaux qu’ils fassent la preuve de leur excellence avant d’accéder à plus de pouvoir revient à instaurer un « permis de gouverner » délivré par Paris. Une telle logique est contraire aux principes démocratiques : la légitimité vient du suffrage, non d’un certificat préalable d’efficacité.
Dans toute démocratie, il existe de bons et de mauvais gestionnaires, mais cela ne saurait justifier la privation durable d’un droit fondamental : celui de décider pour soi-même.
C’est le peuple qui décide, et non les élus seuls
Il faut rappeler une évidence trop souvent occultée : selon la Constitution, tout changement institutionnel dans les Outre-mer doit être validé par consultation populaire. Autrement dit, ce n’est pas l’élite politique locale qui tranche, mais bien le peuple. Les refus essuyés par le passé — que ce soit en Martinique, en Guadeloupe ou ailleurs — ne sont pas des accidents, mais le signe d’une défiance profonde à l’égard des élus et de leur capacité à incarner l’intérêt général.
Cette réalité doit pousser les responsables politiques à une humilité nouvelle : ils ne peuvent prétendre parler avec une totale assurance au nom du peuple quand trois quarts de l’électorat s’abstient et ne les a pas placés au pouvoir.
Revendiquer plus de responsabilités implique donc de leur part un devoir préalable : se rapprocher avec humilité de cette majorité silencieuse, entendre ses aspirations concrètes, et traduire celles-ci en propositions crédibles.
Plus de pouvoir normatif, c’est plus de responsabilité
Les transferts demandés par les élus antillais ne signifient pas un chèque en blanc. Ils peuvent être graduels, encadrés, évalués. Mais ils sont nécessaires pour rompre le cercle vicieux actuel : comment responsabiliser des élus si l’essentiel des leviers leur échappe ? Comment exiger des résultats quand la norme applicable est pensée à des milliers de kilomètres ?
Donner plus de pouvoir normatif, c’est offrir les moyens d’innover, mais aussi renforcer la redevabilité : plus d’autonomie implique plus de comptes à rendre. Il n’y a alors plus d’échappatoire.
Sortir du piège de l’attente perpétuelle
Si l’on attend que les collectivités antillaises soient « parfaites » pour leur accorder plus de responsabilités, elles resteront éternellement mineures. L’autonomie n’est pas la récompense d’une gestion irréprochable, c’est l’outil qui permet d’y tendre. Refuser ce transfert au nom des carences actuelles, c’est entretenir ces mêmes carences et condamner les territoires à l’impuissance.
En vérité, la question n’est pas de savoir si les élus antillais sont déjà à la hauteur. La vraie question est de savoir s’ils sont capables d’entendre la voix du peuple, de l’associer à l’impérieuse nécessité de changement, ce peuple qui seul décidera en dernier ressort de tout changement statutaire, et qui pour l’heure reste massivement silencieux.