Un héritage historique et politique déterminant
La réticence d’une partie importante de la population martiniquaise vis-à-vis de l’autonomie s’explique par un ensemble de facteurs historiques, économiques, politiques et psychologiques qui s’entrecroisent. L’histoire coloniale, encore vivace dans la mémoire collective, nourrit une méfiance envers les élites locales, accusées par certains de reproduire des logiques d’inégalités et de clientélisme. Les expériences référendaires passées, notamment celles de 2003 et de 2010 où le passage à un statut d’autonomie a été massivement rejeté, ont conforté l’idée que ce changement n’est ni prioritaire ni souhaitable. À cela s’ajoute un attachement profond à la citoyenneté française, fruit de décennies de luttes pour l’égalité avec la métropole, notamment en matière de droits sociaux.
La peur de perdre les acquis sociaux et économiques
La crainte de voir remis en cause les acquis constitue l’un des ressorts majeurs du scepticisme populaire. Beaucoup redoutent que les prestations sociales comme le RSA, les retraites, l’assurance-chômage ou la couverture maladie ne soient plus garanties au même niveau en cas d’autonomie, ou qu’une gestion locale moins robuste vienne fragiliser leur versement. La Martinique dépend également de transferts financiers importants de l’État, sous forme de subventions, dotations et budgets sectoriels. L’idée qu’une autonomie pourrait entraîner une réduction de ces aides inquiète d’autant plus que l’économie locale repose largement sur l’importation, la fonction publique et des ressources fiscales limitées.
Un déficit de confiance et de clarté
Ce climat de prudence est renforcé par un manque de clarté sur ce que recouvrirait concrètement un nouveau statut. Les débats institutionnels sont souvent perçus comme techniques et éloignés des préoccupations quotidiennes, tandis que les divisions entre élus et partis alimentent l’impression que l’autonomie servirait davantage à nourrir des rivalités politiques qu’à construire un projet collectif.
Un choix influencé par des considérations psychologiques
À cette incertitude s’ajoute un facteur psychologique fort : pour beaucoup, rester dans le cadre de la République française constitue une sécurité identitaire et une protection face aux aléas économiques et géopolitiques mondiaux. L’autonomie, en revanche, est associée à un saut dans l’inconnu, parfois perçu comme porteur d’instabilité.
Leçons tirées des autres territoires
Les comparaisons avec d’autres territoires ultramarins ou caribéens jouent également un rôle dans cette perception. La Nouvelle-Calédonie, engagée depuis 1998 dans un processus d’autonomie élargie avec la possibilité d’indépendance, a certes acquis un pouvoir législatif étendu, mais au prix d’un effort administratif et financier considérable et au milieu de tensions politiques persistantes. La Polynésie française, dotée d’un gouvernement local puissant en vertu de l’article 74 de la Constitution, reste fortement dépendante des transferts financiers de l’État et voit son économie fragilisée par sa dépendance touristique. Saint-Martin et Saint-Barthélemy, devenues collectivités autonomes en 2007, ont gagné en souplesse réglementaire mais doivent assumer seules des charges financières plus lourdes et gérer sans filet certaines crises économiques et sanitaires. Quant aux petits États indépendants de la Caraïbe, comme Sainte-Lucie ou la Dominique, ils servent souvent d’argument aux partisans du statu quo, car leurs économies vulnérables subissent de plein fouet les catastrophes naturelles, la dette et la volatilité du marché touristique.
Faut-il convaincre les Martiniquais de l’intérêt d’un pouvoir normatif ?
Pour de nombreux élus, la réponse est clairement oui. L’argument central repose sur la nécessité d’adapter les lois et règlements aux réalités locales, dans un contexte où le droit national ne prend pas toujours en compte les spécificités économiques, sociales et environnementales de l’île. Le pouvoir normatif, c’est-à-dire la capacité de légiférer ou de réglementer dans certains domaines, permettrait de concevoir des politiques publiques plus réactives, qu’il s’agisse de l’aménagement du territoire, de la fiscalité, du développement agricole ou encore de la gestion des risques naturels. Les élus favorables à cette évolution estiment que la Martinique ne peut rester dans une posture de dépendance juridique, contrainte par des normes conçues pour la métropole et souvent inadaptées.
L’option d’un article 73-1 dans la Constitution
Pour dépasser les blocages et rassurer la population, certains proposent l’introduction dans la Constitution d’un article 73-1, spécifique à la Martinique. Ce dispositif maintiendrait l’appartenance pleine et entière du territoire à la République française et garantirait la conservation intégrale des droits sociaux et économiques acquis. Il accorderait toutefois aux élus locaux un pouvoir législatif limité mais effectif dans des domaines précis, afin d’adapter les lois nationales aux réalités locales. Ce compromis permettrait de combiner la sécurité institutionnelle et sociale du statut actuel avec la souplesse normative nécessaire pour traiter des enjeux propres au territoire.
Comment bâtir l’adhésion à ce projet
Convaincre les Martiniquais suppose d’abord une pédagogie claire et continue, en expliquant concrètement ce qu’implique un pouvoir normatif, quelles compétences il couvrirait et comment il serait exercé. Il faut aussi chiffrer les impacts économiques, démontrer que les droits sociaux peuvent être préservés et montrer que ce transfert de compétences ne signifie pas isolement, mais adaptation.
La confiance ne se gagnera qu’en montrant une unité politique et en associant étroitement le monde économique, les syndicats et la société civile à l’élaboration du projet. Enfin, il est essentiel de sortir de la « zizanie » qui remplace trop souvent le débat de fond : l’autonomie normative doit apparaître non comme une ambition partisane, mais comme un levier commun pour le développement.
: Entre prudence et nécessité d’évolution
Ces éléments montrent que si l’autonomie normative offre des marges de manœuvre réelles, elle ne pourra être acceptée que si elle est expliquée, sécurisée et portée par un consensus large. . Tant que cette démarche ne sera pas menée de façon transparente et collective, l’opinion publique martiniquaise continuera à privilégier la stabilité qu’offre le statut actuel, mais un consensus sur un tel dispositif pourrait changer la donne.
Gérard Dorwling-Carter