Seigneur, je suis très fatigué
Je suis né fatigué
Et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq
Et le morne est bien haut qui mène à leur école,
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école,
Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus.
Je veux suivre mon père dans les ravines fraîches
Quand la nuit flotte encore dans le mystère des bois
Où glissent les esprits que l’aube vient chasser
Je veux aller pieds nus par les rouges sentiers
Que cuisent les flammes de midi
Je veux dormir ma sieste au pied des lourds manguiers
Je veux me réveiller
Lorsque là-bas mugit la sirène des blancs
Et que l’Usine
Sur l’océan des cannes
Comme un bateau ancré
Vomit dans la campagne son équipage nègre…
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école
Faites, je vous en prie, que je n’y aille plus
Ils racontent qu’il faut qu’un petit nègre y aille
Pour qu’il devienne pareil
Aux messieurs de la ville
Aux messieurs comme il faut.
Mais moi je ne veux pas
Devenir, comme ils disent,
Un monsieur de la ville
Un monsieur comme il faut.
Je préfère flâner le long des sucreries
Où sont les sacs repus
Que gonfle un sucre brun autant que ma peau brune
Je préfère vers l’heure où la lune amoureuse
Parle bas à l’oreille des cocotiers penchés
Écouter ce que dit dans la nuit
La voix cassée d’un vieux qui raconte en fumant
Les histoires de Zamba et de compère Lapin
Et bien d’autres choses encore
Qui ne sont pas dans les livres.
Les nègres, vous le savez, n’ont que trop travaillé
Pourquoi faut-il de plus apprendre dans des livres
Qui nous parlent de choses qui ne sont point d’ici
Et puis elle est vraiment trop triste, leur école
Triste comme
Ces messieurs de la ville
Ces messieurs comme il faut
Qui ne savent plus danser le soir au clair de lune
Qui ne savent plus marcher sur la chair de leurs pieds
Qui ne savent plus conter les contes aux veillées
Seigneur, je ne veux plus aller à leur école !
Le poème s’ouvre par l’invocation « Seigneur ». Le ton religieux instaure une atmosphère de prière, donnant à la voix enfantine une solennité paradoxale. Mais aussitôt une ironie se dégage : l’enfant ne demande pas une bénédiction spirituelle, il supplie Dieu de le dispenser de l’école coloniale. Le détournement de la prière chrétienne, héritée de l’évangélisation, renforce la portée subversive du texte.
Très vite, l’enfant exprime son refus répété d’aller à « l’école des Blancs ».
L’anaphore de la formule « je ne veux pas » rythme le texte et insiste sur la détermination. Ce refus dépasse le simple caprice : il vise un système éducatif imposé, qui incarne l’assimilation culturelle. La naïveté enfantine se transforme en dénonciation radicale, car la voix la plus fragile devient la plus lucide.
Le cœur du poème repose sur la critique des contenus scolaires.
L’enfant ironise sur les leçons qu’on lui impose : « nos ancêtres les Gaulois », l’hiver et la neige, la Seine et la Loire. Ces savoirs, emblèmes de la mémoire nationale française, n’ont aucun rapport avec son environnement caribéen. Le contraste est saisissant entre cette géographie étrangère et la réalité créole de chaleur, de soleil et de paysages tropicaux. L’école coloniale apparaît comme un outil d’effacement identitaire, substituant aux racines de l’enfant une mémoire importée. C’est la violence symbolique de l’assimilation que met en lumière Tirolien.
En contrepoint, l’enfant affirme son désir de rester dans son univers familier.
Il évoque la nature de son île, ses jeux, ses sensations, les animaux et le climat qui façonnent son quotidien. La poésie restitue la richesse et la dignité de son monde. Le refus de l’école ne se réduit pas à une négation : il est aussi une affirmation positive de l’identité créole. Tirolien exprime ainsi le droit de l’enfant — et, à travers lui, d’un peuple — à vivre pleinement dans sa culture propre.
La structure priante du poème se prolonge jusqu’au bout. La supplication, renforcée par les répétitions et l’incantation, prend la forme d’un cri. Le paradoxe est frappant : l’enfant détourne la parole religieuse, jadis instrument d’asservissement, pour en faire l’expression de son désir d’émancipation.
La fin du poème boucle sur le refus initial.
L’enfant martèle à nouveau qu’il « ne veut pas », transformant sa voix fragile en proclamation de résistance. Derrière cette obstination enfantine, c’est une révolte collective qui se fait entendre : celle d’un peuple qui refuse le déracinement culturel et la négation de soi.
Ainsi, la progression du poème suit une logique claire : une invocation solennelle, un refus obstiné, la dénonciation ironique de l’enseignement colonial, l’affirmation d’une identité créole, et enfin la clôture sur une insoumission totale. Ce cheminement transforme une prière d’enfant en un manifeste de la Négritude.
Conclusion avec ouverture
Prière d’un petit enfant nègre est bien plus qu’un simple poème scolaire : il est l’expression poétique d’une révolte politique et culturelle. Guy Tirolien, sous les traits d’un enfant candide, dénonce l’aliénation imposée par l’école coloniale et revendique la légitimité d’une identité créole. La prière, forme religieuse détournée, devient un outil de contestation. Le texte illustre ainsi l’essence de la Négritude : un refus de l’assimilation et une réappropriation de la mémoire et de la dignité noire.
Par son universalité, ce poème dépasse le contexte antillais. Il rappelle que l’éducation peut être à la fois instrument d’oppression et moyen de libération, selon qu’elle nie ou qu’elle valorise les identités.
En ouverture, on peut rapprocher ce texte du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, où la révolte se fait torrent poétique, dénonçant la colonisation et exaltant la dignité noire, ou encore de Pigments de Léon-Gontran Damas, qui, dans le poème Hoquet, fait entendre la révolte violente et syncopée d’une génération asphyxiée par l’assimilation. Chez Tirolien, l’ironie douce-amère de la voix enfantine se distingue du lyrisme volcanique de Césaire et de la colère de Damas, mais tous convergent dans une même exigence : refuser l’oubli de soi et réaffirmer la dignité d’un peuple.
Jean-Paul Blois