Avec ce nouveau texte, Saint-Paul-de-Vence, les pierres oraculaires, Laurent Cypria conclut sa traversée poétique de la Côte d’Azur. Après avoir arpenté les lumières de la Riviera, il s’élève ici vers l’un de ses points les plus secrets, presque sacrés. Plus qu’un village, Saint-Paul-de-Vence devient sous sa plume un sanctuaire vivant, un oracle minéral où l’art, la mémoire et le silence composent une expérience sensorielle unique. Un texte à lire comme on écoute une confidence ancienne.
Saint-Paul-de-Vence, les pierres oraculaires
Il faut grimper jusqu’à Saint-Paul-de-Vence comme on monte vers une énigme. Ce n’est pas un village, c’est une phrase suspendue dans l’Azur, une idée dressée contre la pente du monde. Tout y est trop dense pour être réel. Trop silencieux pour être oublié. Le chemin qui y mène est réservé aux visiteurs scrupuleux.
Les pierres ici se travaillent comme l’obsidienne : elles parlent. Elles ne s’effritent pas : elles prophétisent. Chaque pas résonne dans la mémoire du sol, et chaque voûte chuchote un destin en attente que surgisse une œuvre d’art. Je marchais dans ces ruelles de calcaire gravé, et c’est ma propre voix que je croyais entendre me répondre. Une voix plus ancienne que moi.Saint-Paul-de-Vence est un oracle. On ne le visite pas, on le consulte. Et il faut savoir poser les bonnes questions — ou se taire assez longtemps pour les entendre venir de soi.
Des chats y vivent comme des ombres savantes, guetteurs d’invisible. Ils s’étirent sur les marches, gardiens païens d’une géographie de monuments historiques à l’intérieur d’un autre monument historique. En ce lieu les galeries d’art, innombrables, ne sont pas là pour vendre des toiles. Ce sont des chapelles modernes où l’on célèbre la transfiguration du regard.
À une terrasse, j’ai trouvé une salade César faite par l’empereur lui-même. La serveuse avait les yeux d’une prophétesse thébène. Elle m’a dit : Ici, les murs vous reconnaissent avant vous-même. Elle avait raison. Car soudain, un souvenir d’avant le souvenir remonte à la surface. Comme si j’étais déjà venu, autrefois, dans une autre vie, pour apprendre quelque chose que j’avais encore à comprendre.
En marchant sur les remparts, le vertige me tenait la main, comme si l’horizon ne finisait pas. Il semble se replier sur lui-même, comme la magnifique chapelle murano des pénitents blancs. La mer, au loin, était un murmure d’argent, et les montagnes un silence qui vous regarde. Je me suis assis. Longtemps. Le temps s’est rompu, ou plutôt s’est fondu. J’étais hors de tout compte.
Dans un jardin clos, j’ai vu une sculpture tordue de Giacometti, délibérément oubliée parmi les cyprès. Saint-Paul-de-Vence, c’est cela : un lieu où la légèreté révèle l’invisible, où l’art devient une forme de respiration, où chaque pierre est un mot ancien que seul le silence sait encore lire.
Impossible de repartir sans rien acheter, sans rien noter. Mais j’ai emporté de plus cher, c’est un regard, un frisson, une attente. Une question sans fin.
Car Saint-Paul-de-Vence n’offre pas de réponses. Il pose une pierre dans votre cœur. Une pierre qui veille sur des vignes minuscules comme les vers de Jacques Prévert.
Et depuis ce jour, il est devenu l’étalon sur lequel je mesure tout ce qui est beau.
Laurent Cypria



