Même les lions doivent un jour laisser la savane où ils se sont ébroués. Là où ils ont rugi. A 93 ans, Guy Dufond s’est retranché à son tour dans un au-delà qui, de prime abord, nous effraie.
Je gage qu’il le voit comme un nouveau terrain de lutte, un autre paradis à conquérir.
A la vérité, toutefois, je me sens désemparé. Cette nouvelle me percute. Me cisaille.
Je l’aimais beaucoup. Je goûtais l’intégrité morale de ses convictions et sa capacité insoupçonnée à produire un humour ravageur.
Guy Dufond avait un attachement inaltérable à la Martinique. Au delà d’une affaire de coeur et de tripes, il était un sismographe de son île. Tout commencait dans nos échanges par la restitution de l’histoire dans sa dimension collective. Évidemment douloureuse mais il avait le talent requis pour la magnifier. Au point d’en faire une matrice fondatrice. Une histoire dans laquelle il puisait l’évidence d’un destin libre, émancipé de toutes les contingences qu’entraîne la dépendance. Il la jugeait mortifère. Dans les moments propices aux confessions personnelles, ses accents presque lyriques me touchaient profondément. D’abondance, il me racontait son long périple militant: l’OJAM, le PCM, le PKLS, le syndicalisme, l’objectif de justice sociale. Sa confrontation avec l’ordre colonial imposé par la France et sa résistance inlassable à l’appareil d’une répression étatique ourdie à Paris. Ce bras de fer permanent avec le colonialisme lui a coûté trés cher au plan professionnel. Une carrière dans l’enseignement entravée. Et pourtant jamais la moindre once de regret. Bien au contraire. Les vicissitudes l’avaient fortifié dans son chemin de croix politique qu’il avait su transformer en sacerdoce idéologique. Lui, le passeur de savoir, livrait volontiers son analyse et sa vision de la seule véritable île péléenne au monde par le truchement d’un récit didactique. Néanmoins haletant.
Cette épopée, il l’avait chevillée à l’âme. A chaque fois que je l’avais interviewé ou reçu pour un entretien au long cours, il m’avait semblé percevoir de sa part, une empathie attentive. J’ai aussi eu le privilège de conversations empreintes d’une vraie confiance. Il ne l’accordait, dans un premier temps, qu’avec parcimonie. Il fallait avoir en partage avec lui quelques valeurs fondamentales. Reste que son identité martiniquaise, insécable, irréfragable, immarcescible, était aussi un hymne à la joie de vivre.
Sa pensée naturellement d’orientation socialiste avait l’épaisseur d’une doctrine aux vertus galvanisantes. Arborant la solidité du granit. Dont la rudesse intransigeante était tempérée par une réjouissante humanité.
Je ressens la disparition de Guy Dufond comme une affliction.
Je suis honoré de l’avoir connu.
Patrick Chesneau