Le président Donald Trump a intenté une action en diffamation contre le Wall Street Journal, ses journalistes et sa maison mère Dow Jones. Il leur reproche un article mentionnant une lettre prétendument signée de sa main, adressée en 2003 à Jeffrey Epstein, et accompagnée d’un dessin obscène. Il dément formellement toute implication et réclame 20 milliards de dollars. Mais derrière la plainte, ce n’est pas seulement un journal que Trump attaque. C’est un principe démocratique : la liberté de la presse.
En attaquant le Wall Street Journal pour diffamation, Donald Trump met en péril un principe fondateur des démocraties libérales : la liberté de la presse.
Ce litige s’inscrit dans une stratégie bien connue du chef d’État : transformer les contre-pouvoirs en cibles politiques, faire de la justice un outil de dissuasion, et imposer un rapport de force permanent avec les institutions. Depuis sa réélection en 2024, Trump a poursuivi plusieurs médias (ABC, CBS, Meta, X) et obtenu des règlements financiers. Le message est clair : toute critique peut coûter cher. Cette instrumentalisation du droit se double d’un récit bien rôdé, celui d’un président assiégé par le « deep state médiatique », qui chercherait à le faire taire.
Epstein, un levier hautement inflammable
L’affaire Epstein, qui sert ici de toile de fond, n’a rien d’anecdotique. Le financier américain, arrêté en 2019 pour avoir dirigé un réseau d’exploitation sexuelle de mineures, est mort quelques semaines plus tard en prison, dans des conditions jamais élucidées. Depuis, son nom hante la vie politique américaine, avec son cortège de rumeurs, de listes occultes, et de suspicions visant des élites. En convoquant cet imaginaire collectif, Trump active les ressorts les plus sensibles de son électorat et tente de se poser en seul garant de la « vérité ».
Mais ce recours à une rhétorique conspirationniste s’accompagne d’un calcul juridique. En tant que personnalité publique, Trump doit, pour espérer gagner, franchir le seuil imposé par l’arrêt New York Times v. Sullivan (1964) : prouver que les journalistes ont publié sciemment une fausse information, ou avec une négligence grave. Or, le Wall Street Journal n’a pas publié la lettre incriminée, sans doute par prudence. Ce choix pourrait, paradoxalement, peser contre lui.
Vers une jurisprudence à la carte ?
Le risque dépasse le seul cadre de ce procès. Depuis plusieurs années, des juges conservateurs — à commencer par Clarence Thomas — appellent à revoir l’arrêt Sullivan, estimant qu’il protège trop largement les médias. L’affaire intentée par Trump pourrait leur offrir l’opportunité de restreindre ces garanties, en modifiant la jurisprudence à la faveur des détenteurs du pouvoir. Une victoire du président créerait un précédent exploitable non seulement aux États-Unis, mais aussi dans toutes les démocraties fragiles où les dirigeants rêvent de faire taire la critique sous couvert de légalité.
Il ne s’agit pas ici d’un simple contentieux. C’est une offensive systémique. Trump ne cherche pas tant à obtenir réparation qu’à intimider, isoler et réduire les marges d’indépendance des médias. Il veut réécrire les règles du débat public. Il veut que la presse hésite avant de publier. Il veut qu’un journaliste y réfléchisse à deux fois, non plus pour vérifier ses sources, mais pour mesurer son risque juridique.
Un climat d’autocensure en gestation
L’enjeu n’est donc pas seulement américain. Ce procès concerne toutes les démocraties libérales confrontées à la montée des régimes illibéraux. Il pose une question fondamentale : à partir de quel moment l’usage du droit cesse-t-il d’être une garantie et devient-il une menace ? Lorsque la vérité se décide dans un tribunal, ce n’est plus la justice qui progresse — c’est le débat qui recule.
L’arme de la plainte, maniée par un président en exercice contre un média conservateur, montre que la polarisation a atteint un point de bascule. Ce n’est plus l’opposition politique qui est visée, mais les règles du jeu elles-mêmes. Et c’est cette mutation — insidieuse, procédurale, juridiquement défendable — qui devrait alerter au-delà des frontières américaines.