La question identitaire, omniprésente depuis plusieurs années dans le débat public antillais, notamment à travers la question du foncier, constitue désormais un marqueur essentiel des crispations sociales et politiques en Guadeloupe et surtout en Martinique. Elle émerge dans un contexte planétaire où les frontières symboliques et culturelles se recomposent sous l’effet de la mondialisation, de la question brûlante du changement climatique, de l’hybridation des modes de vie et de l’accélération de la révolution technologique. Partout, les communautés cherchent à raviver des origines parfois lointaines, comme un refuge face à l’incertitude.
Aux Antilles, ce mouvement prend une forme singulière : il s’exprime à la fois comme une quête de reconnaissance historique légitime et comme une revendication identitaire qui peut, si elle se radicalise, devenir une impasse menant à l’enfermement culturel et à la survenance de comportements xénophobes. Cet emballement identitaire, nourri par les frustrations d’un rapport dominé-dominant hérité d’un passé colonial douloureux, menace aujourd’hui d’ébranler la cohésion sociale déjà précaire de l’archipel guadeloupéen et de l’île de la Martinique.
Le glissement nationaliste : de la mémoire réparatrice à l’essentialisation
Les sciences humaines ont depuis longtemps souligné la présence d’un malaise identitaire profond en Martinique et en Guadeloupe, un malaise latent décrit par les anthropologues, les géographes et les sociologues comme l’expression d’une identité contrariée, parfois niée, puis réaffirmée sous la pression de conflits sociaux récurrents. Aimé Césaire relevait déjà, dans un passage visionnaire d’un livre de 1950, que l’explosion de cette identité longtemps refoulée surgit « en vue d’une reconnaissance du nègre », posant les bases d’une réhabilitation philosophique et littéraire de la négritude.
Mais ce mouvement, nécessaire pour sortir de l’aliénation coloniale, glisse aujourd’hui parfois vers de nouvelles formes de crispation, où le noirisme, l’afrocentrisme ou l’essentialisation des appartenances sont présentés comme des alternatives émancipatrices, alors qu’ils peuvent être sources de conflits et enfermer des générations entières dans un imaginaire ethnique étroit.
L’évolution récente de certaines postures politiques illustre cette dérive et l’échec du logiciel idéologique nationaliste. L’annonce par le député guadeloupéen Olivier Serva de l’acquisition de la nationalité béninoise, en affirmation d’une « fierté africaine », a été perçue par certains comme un acte réparateur et symbolique, mais pour d’autres comme un signe inquiétant d’un glissement idéologique vers le noirisme, où une part du discours populiste et nationaliste s’organise désormais autour d’une rupture ethnoculturelle avec la nation française.
À ses côtés, l’avocat martiniquais Georges-Emmanuel Germany, nommé ambassadeur du Bénin auprès des Afro-descendants, encourage un retour aux identités africaines premières, inscrivant les Antilles dans une logique diasporique transnationale. Cette dynamique, bien que légitime du point de vue mémoriel, fragilise encore un peu plus le sentiment d’un destin partagé entre les habitants de ces îles déjà travaillées par des mémoires concurrentes et des ressentiments historiques non résorbés.
L’éclatement des appartenances : une société menacée par la fragmentation
Ce processus de fragmentation identitaire ne touche pas seulement les Afro-descendants. La récente offensive culturelle menée par l’ambassade d’Inde, proposant un approfondissement des liens entre l’Inde et ses diasporas des Antilles, ajoute une strate supplémentaire de différenciation au sein d’une société où l’équilibre repose sur une délicate cohabitation entre Blancs créoles, Indo-descendants, Afro-descendants, Syriens-Libanais, métropolitains et nouveaux immigrés caribéens.
La perspective d’une carte OCI proposée par l’Inde et permettant aux Indo-Guadeloupéens de bénéficier de droits en Inde, ou encore la création d’un Centre culturel indien en Guadeloupe destiné à renforcer les traditions indo-créoles, peuvent paraître honorables. Mais elles soulèvent une question fondamentale : que devient le projet nationaliste supposé commun à chaque Guadeloupéen et Martiniquais lorsque chaque groupe commence à se définir en miroir de sa diaspora d’origine plutôt que dans l’espace collectif partagé ?
La quête identitaire, lorsqu’elle se transforme en surenchère mémorielle, tend à fracturer ce tissu social et surtout sociétal déjà fragile. Elle ravive des appartenances ethniques que l’effort créole de plusieurs générations avait tenté de transcender.
Et si demain les Blancs créoles guadeloupéens ou les Békés Martiniquais décidaient eux aussi de revendiquer officiellement leurs racines vikings, irlandaises, bretonnes ou normandes ? Si les Syriens-Libanais demandaient la reconnaissance d’une identité phénicienne ou levantine au sein de la République ? Si les métropolitains installés en Guadeloupe et Martinique revendiquaient la commémoration de leurs propres mémoires, comme l’épisode controversé de l’inauguration d’une stèle à la Pointe Allègre en Guadeloupe dédiée à la mémoire de l’arrivée des premiers colons l’a préfiguré ?
Le risque est clair : une société où chaque groupe se replie sur son « origine » devient une société éclatée, où la revendication de reconnaissance cesse d’être un vecteur d’unité pour devenir un instrument de séparation.
Dans une période où les Antilles affrontent une crise économique, un risque de crise financière majeure, une transition technologique brutale et une montée des inégalités, le repli identitaire devient une tentation forte, une réponse émotionnelle à l’incertitude. Mais il peut conduire à vider de toute substance crédible le discours nationaliste, avec à la clé de futurs affrontements interethniques et une montée de l’hostilité envers l’« autre », parfois même jusqu’à la xénophobie.
Les voyages identitaires vers l’Afrique, en plein essor, illustrent bien cette dualité. Pour beaucoup, ils constituent un acte profondément symbolique, un moyen de renouer avec une histoire déchirée. Pourtant, ces démarches comportent un risque lorsqu’elles réduisent l’identité créole à une filiation unique, supposée « pure », niant le métissage qui fonde ces sociétés.
Le danger ultime réside dans le glissement de la quête identitaire vers un discours nationaliste dévoyé qui fait le jeu du noirisme, comme Duvalier en Haïti, essentialise les individus et désigne des ennemis implicites ou explicites : l’État français, les métropolitains, les autres groupes ethniques, voire d’autres Antillais considérés comme « aliénés ». L’histoire montre que ces impasses identitaires conduisent toujours à des dérives autoritaires, à des violences symboliques puis physiques.
Dans une société encore jeune, où l’identité créole constituait un puissant ciment culturel malgré ses contradictions, la montée de revendications éclatées peut devenir un facteur de déstabilisation majeure.
Ce débat identitaire constitue enfin une aubaine politique pour l’État français, comme l’a montré l’affaire des statues en Martinique. Paris pourrait bientôt se dédouaner du passé colonial en invoquant la dispersion identitaire des Antillais, devenus incapables de faire corps autour d’un projet commun.
Préserver l’identité créole : éviter l’impasse de l’ethnicisation
À l’heure où l’Afrique attire de nombreux Antillais à la recherche de leurs racines, il importe de rappeler que l’identité antillaise est une construction historique fragile, forgée dans l’assimilation, le métissage, la résistance et la création culturelle.
Se définir uniquement par l’Afrique, ou uniquement par l’Inde, ou uniquement par l’Europe, revient à nier la réalité profonde de ces îles où les destins se sont entremêlés dans la douleur mais aussi dans la création d’un vivre-ensemble.
La quête identitaire peut guérir, mais elle peut aussi diviser, voire détruire. Tout dépendra de notre capacité collective à l’inscrire dans un horizon d’ouverture plutôt que de repli.
C’est en refusant les impasses de l’ethnicisation et en préservant une identité créole commune, ouverte et inclusive, que la Guadeloupe et la Martinique pourront éviter la pente dangereuse de l’enfermement culturel et de la xénophobie.
Jean-Marie Nol, économiste et juriste en droit public



