Conférence de Loïc Céry (Retranscription, libre de la conférence DU samedi 9 août à 10h dans le hall de la mairie du Lamentin, dans le cadre du cycle de conférence sur Édouard Glissant
La pensée d’Édouard Glissant : itinéraires, concepts et portée universelle
Un pari intellectuel collectif
“En engageant ce cycle de conférences, certains auraient pu penser que je suivais une démarche arbitraire. Il n’en est rien : je revendique pleinement le choix d’explorer de manière approfondie les dimensions de l’œuvre d’Édouard Glissant. Ce cycle vise à faire comprendre que la pensée glissantienne n’est pas seulement l’affaire des spécialistes ou des admirateurs : elle constitue une ressource intellectuelle pour le monde entier.”
Nous avançons dans une perspective collective. À trois ans du centenaire de sa naissance, notre ambition est de produire un travail qui dépasse la commémoration pour entrer dans une appropriation vivante et active de son héritage. La Martinique, terre natale de Glissant, porte aujourd’hui une fierté légitime : celle d’avoir donné au monde une pensée d’une ampleur rare.
Édouard Glissant : un ancrage martiniquais, une portée mondiale
Dès les premiers échanges de ce cycle, j’ai insisté sur ce point : Glissant appartient à la Martinique, mais sa pensée s’adresse à l’ensemble du monde. Quatorze ans après sa mort, elle continue de proposer à chacun et chacune des modalités concrètes pour affronter les crises, les tensions et les mutations contemporaines.
Ce qui frappe souvent, c’est le mode de la révélation : celles et ceux qui découvrent Glissant — parfois loin de la Caraïbe — témoignent d’un choc intellectuel. Ils découvrent que cette pensée, née dans un espace insulaire et post-colonial, éclaire des problématiques universelles.
Trois grandes périodes dans le rapport de Glissant au monde
L’enfance et la projection imaginaire
Glissant grandit dans un contexte marqué par les restrictions de la Seconde Guerre mondiale. L’insularité pourrait sembler une forme de claustration ; pour lui, elle est au contraire l’occasion d’une projection rêvée vers le monde. Dès l’enfance, il nourrit un désir d’ailleurs, porté par un imaginaire puissant.
L’engagement intellectuel et politique (années 1950-1960)
Arrivé en France dans les années 1950, il découvre un monde en effervescence : luttes anticoloniales, bouleversements politiques, décolonisations. Glissant participe activement à cette dynamique : fréquentation des milieux intellectuels parisiens, amitiés avec d’autres écrivains et poètes, engagement au sein de réseaux militants.
Le retour à la Martinique et l’ouverture américaine (années 1980-2011)
Après un retour prolongé en Martinique, Glissant s’installe aux États-Unis dans les années 1980, enseignant à Bâton-Rouge puis à New York. Ce va-et-vient entre la Caraïbe, l’Europe et l’Amérique nourrit sa pensée.
Concepts fondamentaux
Créolisation
Processus historique et culturel né de la traite transatlantique et de l’esclavage, élargi ensuite à toute mise en relation imprévisible des cultures.
Tout-Monde
Coprésence des cultures et des peuples dans leur diversité, sans hiérarchie ni centre unique.
Mondialité
Conscience et pratique de la relation à l’échelle planétaire, dans le respect du divers et de l’opacité.
Droit à l’opacité
Principe selon lequel toute culture a le droit de ne pas être totalement comprise par une autre.
Pensée archipélique
Modèle reposant sur la multiplicité reliée, inspiré des archipels.
Renversements et portée politique
La pensée de Glissant est marquée par l’idée de renversement : transformer les blessures de l’histoire en ressources pour l’avenir. Ce renversement n’est pas seulement poétique : il est politique, et propose un universel du divers.
Conclusion : un penseur pour le XXIe siècle
Glissant est l’un des rares penseurs capables de parler au monde entier à partir d’une expérience insulaire singulière. Il nous invite à envisager nos origines comme plurielles et à changer nos habitudes de pensée.
Lexique des concepts clés
Créolisation : Processus historique et culturel né de la traite transatlantique et de l’esclavage, élargi ensuite à toute mise en relation imprévisible des cultures.
Tout-Monde : Coprésence des cultures et des peuples dans leur diversité, sans hiérarchie ni centre unique.
Mondialité : Conscience et pratique de la relation à l’échelle planétaire, dans le respect du divers et de l’opacité.
Droit à l’opacité : Principe selon lequel toute culture a le droit de ne pas être totalement comprise par une autre.
Pensée archipélique : Modèle reposant sur la multiplicité reliée, inspiré des archipels.
Citations choisies
Créolisation : « La créolisation n’est pas le métissage, elle suppose que les éléments mis en relation s’y transforment sans se perdre ni se dénaturer. » (Traité du Tout-Monde, 1997)
Tout-Monde : « Le Tout-Monde est notre horizon et notre lieu, il est ce que nous partageons déjà sans le savoir. » (Introduction à une poétique du divers, 1996)
Mondialité : « La mondialité n’est pas la mondialisation. Elle n’uniformise pas, elle met en relation. » (Poétique de la Relation, 1990)
Droit à l’opacité : « Consentir à l’opacité de l’autre, c’est accepter que je ne le connaîtrai jamais tout entier. » (Poétique de la Relation, 1990)
Pensée archipélique : « L’archipel est un monde où chaque île est en rapport avec toutes les autres, sans se fondre en elles. » (La Terre magnétique, 2007)
Annexes
Tableau chronologique
Année |
Événement |
1928 |
Naissance à Sainte-Marie, Martinique |
1946 |
Départ pour la France |
1953 |
Première publication en revue (Présence Africaine) |
1956 |
Discours au Congrès des écrivains et artistes noirs à Paris |
1961 |
Fondation du Front antillais |
1962 |
Accident aérien de Guadeloupe |
1981 |
Début de l’enseignement à Bâton-Rouge, puis à New York |
1989 |
Publication de Poétique de la Relation |
1997 |
Publication du Traité du Tout-Monde |
2006 |
Fondation de l’Institut du Tout-Monde |
2011 |
Décès à Paris |
Grandes périodes de la pensée
Période |
Caractéristiques |
1928-1946 |
Enfance martiniquaise, formation de l’imaginaire |
1946-1969 |
Engagement anticolonial, insertion dans les réseaux intellectuels internationaux |
1970-1989 |
Retour à la Martinique, élaboration des concepts fondateurs |
1990-2011 |
Ouverture mondiale, développement des notions de mondialité et de Tout-Monde |
Loïc Céry, la voix contemporaine de Glissant
Le gardien d’un héritage vivant
Directeur exécutif du Centre international d’études Édouard Glissant, Loïc Céry n’est pas seulement un spécialiste. Il est un passeur. Depuis Paris, il orchestre publications, colloques et cycles de réflexion qui font rayonner l’œuvre du poète martiniquais bien au-delà du cercle académique.
Des revues comme des phares
Il dirige Les Cahiers du Tout-Monde, vitrine annuelle de la recherche glissantienne, et la revue La nouvelle anabase, consacrée à Saint-John Perse. Deux espaces où se croisent littérature, histoire, philosophie et arts visuels, dans l’esprit d’ouverture que Glissant appelait de ses vœux.
Un livre-monument
En 2020, il publie Édouard Glissant, une traversée de l’esclavage, en deux tomes. Près de 1 000 pages pour décrypter comment la mémoire de l’esclavage irrigue toute l’œuvre de Glissant. Un travail monumental, salué par les critiques, qui mêle rigueur et passion.
L’architecte des rencontres
Céry ne se contente pas d’écrire. Il organise. Colloques à la Maison de l’Amérique latine, rencontres à l’UNESCO, dialogues entre chercheurs et artistes… Sa marque de fabrique : relier la pensée glissantienne aux enjeux brûlants de notre époque — diversité culturelle, mondialité, mémoire coloniale.
Un passeur du XXIe siècle
Pour lui, l’héritage de Glissant n’est pas un patrimoine figé. C’est une boussole pour penser un monde en archipel, où les cultures se rencontrent et se transforment.
« Il faut transmettre Glissant comme on transmet une énergie », confie-t-il souvent.
À travers ses livres, ses revues et ses prises de parole, Loïc Céry insuffle cette énergie dans le débat contemporain. Un travail de longue haleine, fidèle à l’esprit du poète : faire dialoguer les singularités pour construire un universel en relation.
Gérard Dorwling-Carter