Depuis sa création en 2015, la Collectivité Territoriale de Martinique (CTM) constitue une innovation institutionnelle dans l’architecture décentralisée française. Issue de la fusion du département et de la région dans le cadre de l’article 73 de la Constitution, elle concentre l’ensemble des compétences de ces deux niveaux. Toutefois, la pratique révèle une dynamique plus complexe : la CTM intervient de plus en plus dans des secteurs normalement réservés à l’État (santé, sécurité, éducation, emploi, transports). Ce débordement brouille la lisibilité institutionnelle, pèse sur les finances locales et alimente une défiance citoyenne accrue.
Le dépassement des compétences légales
En droit positif, l’article L. 7224-1 du Code général des collectivités territoriales (CGCT) définit les compétences transférées à la CTM. Celles-ci reprennent pour l’essentiel celles de l’ancienne région (lycées, formation, transports régionaux) et du département (action sociale, collèges). Or, dans la pratique, la CTM s’est engagée dans des domaines qui relèvent de l’État.
En santé, bien que relevant du ministère et de l’ARS (Code de la santé publique, art. L. 1431-2), la CTM finance régulièrement le CHU, les hôpitaux de proximité et des programmes sanitaires (chlordécone, diabète, santé mentale).
En sécurité et justice, alors que ce domaine est régalien (Constitution, art. 20 et 66), la CTM prend en charge des dépenses de vidéoprotection, de prévention de la délinquance et de soutien aux associations de réinsertion.
En éducation, au-delà des lycées (compétence légale, CGCT art. L. 214-6), la CTM a consacré en 2024 environ 126,6 M€, incluant la reconstruction du lycée Schoelcher (82 M€), les manuels scolaires, les bourses de transport et l’enseignement supérieur.
En logement et urbanisme, bien que l’État reste compétent via la DEAL et l’ANRU, la CTM subventionne bailleurs sociaux, rénovations urbaines et aides post-catastrophes.
En emploi et insertion, bien que relevant du ministère du Travail et de Pôle emploi (Code du travail, art. L. 5312-1), la CTM développe ses propres dispositifs d’insertion, de formation et d’aides aux entreprises.
Enfin, en matière de transports, la continuité territoriale relève de l’État (CGCT art. L. 1803-1), mais la CTM subventionne des liaisons aériennes, le transport maritime inter-îles et participe au financement des infrastructures portuaires.
Une louable ambition d’autonomie, mais sans les moyens nécessaires
Ce débordement n’est pas uniquement subi. Il procède aussi d’une volonté politique : faire de la CTM un organe quasi-autonome de gestion, dans l’esprit de l’article 74 de la Constitution, qui régit les collectivités d’outre-mer à statut particulier (Mayotte, Polynésie française, Saint-Pierre-et-Miquelon, etc.). Or, sans transfert de ressources fiscales ni dotations supplémentaires, cette ambition fragilise la collectivité. Le budget de fonctionnement (1,04 Md€ en 2024) est ponctionné par des dépenses extra-compétences qui réduisent ses marges d’action.
Une gouvernance éclatée
La CTM s’appuie sur un réseau dense de satellites : ODE (Office de l’Eau), ODYSSI (assainissement), OMD (Office Martiniquais du Développement, logement social), ODR (développement rural et agricole), MPM (Martinique Promotion, ex-CMT, tourisme), ODC (culture et soutien aux artistes), ainsi que plusieurs SEM et sociétés publiques locales (transports, zones d’activités, patrimoine).
Ces structures, nécessaires sur le papier pour assumer la diversité des compétences, alourdissent la gouvernance et creusent les dépenses. La Cour des comptes a pointé, dans ses rapports de 2019 et 2021, une « prolifération des satellites » et un « organigramme central tardivement stabilisé », sources d’inefficacité et de confusion.
Les conséquences institutionnelles et politiques
Cette gouvernance “hors champ” produit un triple malaise. La carence de l’État, qui ne parvient pas à garantir l’égalité réelle (art. 1er de la Constitution), nourrit le ressentiment outre-mer. L’ambition contrariée de la CTM, qui cherche à exercer une quasi-autonomie pour suppléer l’État sans disposer des dotations adéquates, fragilise la collectivité. Enfin, la multiplication des satellites et l’organigramme tardif entraînent lourdeurs administratives et déficit de lisibilité.
Pour les citoyens, peu informés des subtilités institutionnelles, la CTM apparaît incompétente, ce qui alimente la défiance et l’abstention électorale, en dépit des efforts des élus pour bien faire.
La dynamique de substitution de la CTM à l’État révèle un déséquilibre structurel : un État défaillant dans ses missions régaliennes, une collectivité qui a choisi d’assumer au-delà de ses compétences, et une gouvernance éclatée par la prolifération d’agences et de satellites.
Le Congrès des élus s’avère indispensable pour, dans un premier temps, procéder à la clarification des compétences qui s’impose et expliquer avec humilité à la population la situation dans laquelle se trouve le territoire. Faute de quoi, la CTM continuera à “trop embrasser pour mal étreindre”, au prix de sa crédibilité financière et politique déjà compromise auprès de la population. Et toutes les tentatives d’obtention des pouvoirs normatifs nécessaires échoueront lamentablement.



