Chômage élevé, pauvreté persistante, déclin démographique rapide, finances publiques locales fragiles : la Martinique traverse un moment charnière, entre fatigue sociale et quête de renouveau. Loin des clichés exotiques, le territoire affronte un faisceau de déséquilibres structurels qu’aucune embellie ponctuelle – ni touristique, ni budgétaire – ne parvient encore à compenser. L’état de la question.
Une économie en tension permanente
L’année 2024 s’est achevée, et selon l’Insee et l’IEDOM, l’activité économique martiniquaise s’est légèrement contractée, dans le sillage d’un ralentissement général observé dans l’ensemble des Outre-mer. Le climat des affaires s’est dégradé, et les créations d’emplois salariés ont reculé d’environ 1 100 postes. Le taux de chômage, au sens du Bureau international du travail, s’établit autour de 12 % en moyenne annuelle, atteignant 12,8 % au deuxième trimestre 2025. Si ce chiffre marque une légère amélioration sur dix ans, il demeure de cinq points au-dessus de la moyenne hexagonale. Environ 40 % des chômeurs sont sans emploi depuis plus d’un an, et le taux de jeunes sans formation ni activité (NEET) dépasse les 20 %.
Ce chômage de longue durée pèse lourdement sur le pouvoir d’achat et la cohésion sociale. Le niveau de vie médian s’élève à 19 770 euros par an, contre plus de 22 000 euros en France hexagonale. La pauvreté touche encore 27 % des habitants, soit le double de la moyenne nationale. Les ménages les plus modestes consacrent une part considérable de leur revenu à l’alimentation et au logement, deux postes où les prix demeurent durablement plus élevés que dans l’Hexagone.
La vie chère, racine de la fracture sociale
Le malaise du quotidien trouve ici son ancrage. Malgré la décélération de l’inflation – tombée autour de 2 % début 2025 –, le sentiment de « vie chère » demeure. Les écarts de prix, notamment sur les produits alimentaires, les pièces automobiles et les services, nourrissent un profond ressentiment. Les dispositifs d’encadrement, tels que le « Bouclier qualité-prix » négocié chaque année entre l’État et les distributeurs, peinent à inverser la tendance.
Les débats autour de la réforme de l’octroi de mer, de la transparence des marges et de la concurrence sur les marchés insulaires ont refait surface. Beaucoup estiment que la structure économique – expliquée pour certains par la domination de quelques groupes importateurs et la faiblesse du tissu productif local – explique une partie du différentiel de prix. Ce déséquilibre structurel entretient un cycle d’importations coûteuses et d’érosion de la confiance sociale.
Tourisme et agriculture : entre espoirs et dépendance
Deux secteurs concentrent à la fois les attentes et les fragilités. D’un côté, le tourisme de croisière connaît une embellie spectaculaire : la saison 2024-2025 a accueilli près de 465 000 passagers, soit une hausse de 11 % en un an. Fort-de-France s’impose désormais comme l’un des principaux ports d’escale de la Caraïbe française. Cette croissance, encore fragile, pose cependant la question de la dépense réelle des croisiéristes sur le territoire et surtout des impacts environnementaux.
De l’autre, l’agriculture reste tiraillée entre tradition et mutation. La surface agricole utile avoisine 22 000 hectares, dominée par la banane et la canne, deux filières historiques mais exposées aux aléas climatiques et à la volatilité des marchés. En 2024, la production de fruits et légumes a progressé de 7 %, tandis que l’élevage reculait de 8 %. Les experts plaident pour une diversification accrue et une relance de l’agro-transformation locale, seule voie pour réduire la dépendance alimentaire – aujourd’hui supérieure à 80 %.
Un déclin démographique inédit en France
La Martinique, triste record, est le territoire le plus touché de France par le recul démographique. Au 1ᵉʳ janvier 2025, elle ne compte plus que 355 500 habitants, contre plus de 400 000 à la fin des années 1990. Le solde naturel – différence entre naissances et décès – est désormais négatif, conséquence du vieillissement et de la chute de la natalité (–16 % de naissances en 2024 par rapport à 2023). Les jeunes adultes continuent de partir vers l’Hexagone, le Canada ou ailleurs faute de débouchés locaux, tandis que la part des 60 ans et plus est la plus élevée du pays.
Cette évolution bouleverse les équilibres sociaux : la population active se rétrécit, les besoins en soins augmentent, et les retraites pèsent davantage sur des budgets publics déjà tendus.
Des services publics sous pression
La fragilité financière des établissements publics martiniquais symbolise la crise silencieuse des infrastructures. Le Syndicat martiniquais de traitement et de valorisation des déchets (SMTVD) affiche un déficit global de 2,54 millions d’euros en 2024. Saisie par le préfet, la Chambre régionale des comptes a recommandé une révision d’urgence du budget 2025, assortie d’une hausse des tarifs et d’un meilleur recouvrement des recettes.
Autre point de tension : Odyssi, le service public de l’eau et de l’assainissement, dont le budget 2025 n’a pas été adopté en équilibre réel. La CRC souligne des déséquilibres récurrents et appelle à un plan de redressement. Dans plusieurs communes, sans que la situation soit auss détériorée qu’en Guadeloupe, la vétusté du réseau et les coupures fréquentes aggravent le mécontentement populaire.
L’ombre des crises environnementales
À ces défis économiques et sociaux s’ajoute une menace écologique durable : celle des sargasses, algues brunes coutumières maintenant, venues de l’Atlantique, qui envahissent régulièrement les côtes. Leur décomposition dégage de l’hydrogène sulfuré toxique et pèse sur la santé, le tourisme et la pêche. La Cour Régionale des Comptes a récemment rappelé « l’ampleur des impacts sanitaires, socio-économiques et environnementaux » et demandé une gouvernance renforcée entre l’État, la Collectivité territoriale et les communes littorales. Dynamique quia été initiée à pas de sénateur…
Entre désillusion et réinvention
La Martinique vit une transition incertaine. L’ère du développement tiré par la dépense publique s’essouffle, sans que le secteur privé ne prenne véritablement le relais. L’exode des jeunes, la fragmentation institutionnelle et la dépendance économique forment un triangle d’inertie difficile à briser.
Pourtant, les leviers existent : repenser la gouvernance des services publics locaux, mieux réguler les marchés importateurs, relancer la production locale, et accompagner la reconversion numérique et écologique des entreprises. Mais sans politique démographique et sociale ambitieuse – pour retenir ou faire revenir les jeunes diplômés, soutenir les familles et revitaliser les communes rurales –, la Martinique risque de s’enfoncer dans une spirale de dépopulation et de dépendance.



