On assiste à un changement profond dans la géopolitique caribéenne depuis l’avènement de Trump : le retour massif de la puissance militaire américaine sous couvert de lutte contre le narcotrafic. En élargissant l’analyse à l’ensemble de la Caraïbe, il convient d’examiner les conséquences régionales, politiques et économiques d’un déploiement militaire sans précédent depuis trois décennies.
Une opération militaire sans précédent depuis Haïti 1994
Le déploiement de 10 000 soldats, d’un groupe aéronaval et de bases avancées à Porto Rico et aux Vierges américaines constitue la plus importante présence militaire américaine dans la région depuis l’« Operation Uphold Democracy » de 1994. Sous couvert de lutte contre les « narcoterroristes », Washington mène depuis septembre 2025 des frappes extra-territoriales ayant causé plus de 60 morts, sans mandat du Congrès ni de l’ONU. Cette « guerre préventive » réactive de fait une doctrine Monroe modernisée, plaçant la sécurité américaine au-dessus de la souveraineté régionale.
Des conséquences directes pour les territoires insulaires
Les impacts sont multiples : économiques, diplomatiques et sécuritaires. Les frappes au large du Venezuela et de Trinité-et-Tobago ont provoqué une psychose parmi les pêcheurs, freiné les activités maritimes et perturbé les flux commerciaux intra-caribéens. Le climat de peur s’étend des côtes colombiennes aux Antilles orientales.
Sur le plan diplomatique, la CARICOM a réaffirmé que la Caraïbe est une « zone de paix ». Mais les divisions sont apparues : la Barbade et la Jamaïque condamnent l’action américaine, tandis que Trinité-et-Tobago la soutient partiellement. Les territoires britanniques d’outre-mer (Caïmans, BVI, Turks & Caicos) sont pris entre la prudence de Londres et la proximité stratégique avec Washington.
Enfin, la présence de navires et d’avions américains accroît la militarisation durable de la région. Les micro-États risquent d’être marginalisés dans la gouvernance de la sécurité régionale, au profit du Commandement Sud américain.
Une lecture géopolitique plus large : le choc Washington–Pékin à travers la Caraïbe
Cette opération s’inscrit dans le cadre de la rivalité sino-américaine. Pékin a accru son influence via des prêts et des investissements portuaires (Jamaïque, Cuba, Suriname), tandis que Washington cherche à réaffirmer sa suprématie maritime dans ce qu’elle considère comme son arrière-cour stratégique. Le discours antidrogue masque ainsi un objectif plus large : contenir l’axe Caracas–La Havane–Pékin.
Répercussions pour la Caraïbe française et les territoires dépendants
La Martinique, la Guadeloupe et la Guyane, bien qu’en marge directe du conflit, sont exposées à des conséquences indirectes : augmentation des survols américains, pression diplomatique sur Paris pour un alignement stratégique, et risque d’incidents en mer dans les zones économiques exclusives françaises. Cette militarisation renforce la dépendance sécuritaire envers la France et affaiblit les efforts d’intégration régionale.
Un recul du multilatéralisme et du droit international
Les frappes américaines, menées sans mandat, sapent le droit international. Le Haut-Commissaire aux droits de l’homme Volker Türk a dénoncé ces attaques comme des violations graves. L’ONU, l’OEA et même la CARICOM voient leur autorité érodée. En criminalisant indistinctement trafiquants, migrants et pêcheurs, Washington brouille les frontières entre justice et exécution sommaire.
Scénarios possibles
À Court terme (6–12 mois) – Les États-Unis poursuivent les frappes aériennes et navales ciblées en mer, maintiennent un dispositif renforcé comprenant groupes aéronavals, patrouilles de reconnaissance et unités spéciales, tout en intensifiant les contrôles maritimes autour des zones considérées comme couloirs du narcotrafic. Ce scénario entraînerait des tensions diplomatiques immédiates entre Washington et plusieurs États caribéens, accompagnées de déclarations officielles de condamnation et d’appels au respect du droit international. Les activités maritimes seraient perturbées, les sorties de pêche reculeraient et les coûts logistiques et d’assurance du cabotage régional augmenteraient. Un climat de peur s’installerait parmi les communautés côtières, accentué par les rumeurs d’exécutions extrajudiciaires et par la difficulté d’obtenir des informations fiables. La CARICOM et l’OEA seraient contraintes de réagir, sans parvenir pour autant à adopter une position commune.
À Moyen terme (1–3 ans) – Sous la pression des États les plus exposés au trafic transnational, une coopération sécuritaire institutionnalisée pourrait émerger entre le Commandement Sud américain et plusieurs pays membres de la CARICOM. Elle prendrait la forme d’accords d’échange de renseignement, d’exercices conjoints et de soutien logistique aux garde-côtes caribéens. Cette évolution accentuerait la dépendance militaire et financière des petits États vis-à-vis de Washington, tout en marginalisant le rôle traditionnel du Canada et de l’Union européenne dans la sécurité régionale. L’intégration progressive de pratiques de surveillance extraterritoriale et de détention préventive risquerait d’éroder les garanties juridiques internes et d’alimenter les critiques des ONG de défense des droits humains. Une polarisation durable pourrait s’installer au sein de la CARICOM, opposant les États partisans d’une approche pragmatique à ceux qui privilégient la souveraineté et le multilatéralisme.
ÀLong terme (3–5 ans) – À mesure que la présence militaire américaine se pérennise, la Caraïbe pourrait entrer dans une phase de recomposition géopolitique. La montée des discours nationalistes et souverainistes traduirait la volonté des États de reprendre le contrôle de leurs politiques de défense et de sécurité. Certains pays chercheraient à diversifier leurs alliances en se tournant vers le Brésil, la Chine, l’Inde, la Turquie ou l’Union européenne, favorisant l’émergence d’un espace multipolaire caribéen. Cette diversification pourrait renforcer les marges de manœuvre diplomatiques mais aussi fragmenter la cohérence régionale. Dans un scénario plus favorable, la région parviendrait à créer une véritable garde-côtière multinationale et à établir des mécanismes communs de régulation et d’enquête. Dans le pire des cas, les rivalités extérieures et les fractures internes transformeraient la Caraïbe en zone d’influence concurrente, exposée à une instabilité prolongée.
En conclusion, la présence militaire américaine en Caraïbe ne se réduit pas à une opération antidrogue : elle consacre le retour d’un impérialisme sécuritaire. Sous prétexte de stabilité, Washington redessine la carte du pouvoir régional. Face à cette recomposition, les États caribéens doivent construire une réponse commune fondée sur le droit, la diplomatie et la solidarité régionale, afin de défendre leur souveraineté et leur avenir dans un monde multipolaire.
Jean-Paul BLOIS



