Depuis plus de vingt ans, Gilles Lamiré navigue au plus haut niveau de la course au large. À l’occasion de l’arrivée de la Transat Café l’Or en Martinique, il a accepté de revenir longuement sur ce que représente, pour lui, cet événement désormais ancré sur le territoire. À travers cet entretien, il évoque son parcours, sa victoire en Transat Jacques Vabre, ses projets futurs, mais surtout sa conviction profonde : la Martinique a les atouts pour devenir une terre de voile et de grandes courses océaniques.
Entre lucidité, passion et exigence, Gilles Lamiré dresse un état des lieux sans faux-semblants et trace des perspectives ambitieuses pour les jeunes marins martiniquais.
Ces quinze jours autour de l’arrivée de la course ont semblé très intenses. Comment les avez-vous vécus ?
Gilles Lamiré : Je les ai vécus de manière très forte, très sincère. Ces quinze jours ont été merveilleux. Pour moi, l’arrivée de la Transat Café l’Or en Martinique, ce n’est pas un simple détail dans un calendrier sportif. C’est quelque chose de profondément important.
J’ai travaillé pendant longtemps pour qu’une grande course transatlantique ait une ligne d’arrivée ici. Je voulais que la Martinique ne soit plus simplement un décor, mais un vrai point d’ancrage dans le monde de la course au large. Aujourd’hui, c’est devenu une réalité, et c’est une immense satisfaction.
Ce qui me touche le plus, c’est de voir la fierté des Martiniquais. Ils s’approprient l’événement. Ils en parlent. Ils viennent sur les quais. Ils encouragent. Et puis, il y a quelque chose de très fort : voir des skippers martiniquais participer, se battre, réaliser de belles performances. À ce moment-là, on se dit que tout ce travail en amont avait du sens.
Votre parcours est impressionnant. Qu’est-ce qui vous a conduit vers la course au large ?
Gilles Lamiré : La mer, ça fait partie de ma vie depuis très longtemps. Aujourd’hui, ça fait plus de vingt ans que je navigue au large. J’ai participé à des courses qui font rêver beaucoup de marins : cinq Routes du Rhum, cinq Transats Jacques Vabre, des transats anglaises, la Québec–Saint-Malo…
J’ai aussi vécu des moments uniques, comme ma victoire sur la Transat Jacques Vabre en 2019. Ce sont des souvenirs gravés à vie. Des moments de fatigue extrême, mais aussi de joie brute, de dépassement de soi.
Aujourd’hui, je regarde encore devant. Je prépare la prochaine Route du Rhum, qui sera ma sixième. À ce niveau-là, on ne navigue plus seulement pour la performance, mais aussi pour transmettre, structurer, et laisser quelque chose derrière soi.

Pourquoi cette arrivée en Martinique vous semble-t-elle aussi stratégique ?
Gilles Lamiré : Parce qu’on ne parle pas juste d’une course, on parle d’un territoire. Ce qui est en train de se passer est important : on est en train de créer un événement martiniquais.
Ce n’est pas un événement de passage. Ce n’est pas “une fois et puis on verra”. C’est une construction. On en est déjà à la troisième édition ici : 2021, 2023, 2025. Ça, c’est un signe fort. On est dans quelque chose de durable.
Maintenant, il faut regarder vers l’avenir. Il faut que la course continue à grandir. Il faut que les Martiniquais se l’approprient encore plus. Qu’ils en soient fiers. Qu’ils montrent ce qu’est vraiment la Martinique : sa beauté, sa force, son accueil. Les Martiniquais ont un sens de l’hospitalité incroyable, et ça se ressent.
Beaucoup de jeunes rêvent de se lancer, mais la voile de haut niveau coûte cher. Pouvez-vous expliquer concrètement ?
Gilles Lamiré : Oui, il ne faut pas mentir aux jeunes. Un projet en Class40, par exemple, ce n’est pas un rêve qu’on réalise avec des bouts de ficelle.
Un bon bateau d’occasion, capable d’aller chercher un top 10, coûte environ 400 000 euros. C’est le bateau seul. Ensuite, il faut prévoir un budget de fonctionnement d’au moins 300 000 euros.
Ce budget, il sert à tout : entraînement, matériel, voiles, électronique, préparateurs, coachs… Il faut aussi que l’équipage puisse vivre de ce projet. Ce n’est pas du loisir. C’est un métier. Il faut pouvoir s’y consacrer à 100 %, sans se demander comment finir le mois.
Si on ne dit pas ça honnêtement, on crée des illusions. Moi, je préfère dire la vérité, même si elle est dure.
Avez-vous le sentiment que l’événement prend réellement racine en Martinique ?
Gilles Lamiré : Oui, clairement. Et je vais vous dire quelque chose qui ne trompe pas : les gens me croisent et me posent des questions. Ils me demandent ce qu’il va se passer ensuite. S’il y aura une prochaine édition. S’ils vont garder l’événement.
Ça, c’est le signe que ça fonctionne. Les gens ne posent pas ces questions quand un événement les laisse indifférents.
Mais pour que ça continue à grandir, il faut l’engagement de tout le monde. Pas seulement des organisateurs. Il faut les collectivités, les entreprises, les écoles, le tissu local. C’est un vrai projet de territoire.
Que diriez-vous aux jeunes skippers martiniquais qui viennent de terminer cette édition ?
Gilles Lamiré : Je leur dirais d’abord de ne pas se décourager. Ce qu’ils ont vécu est dur, forcément. Une transat, c’est violent, physiquement et mentalement. Mais ils doivent s’en servir.
La première chose, c’est de se réunir vite. Faire des bilans. Identifier ce qui a marché, ce qui n’a pas marché. Ensuite, il faut s’entourer. Réunir les partenaires. Trouver des soutiens solides.
Il ne faut surtout pas partir sur des projets “one shot”. Ça ne marche pas. Il faut du temps. Un minimum de quatre ans. Il faut des investisseurs pour le bateau, des partenaires pour le fonctionnement, et surtout une vraie ambition.
La mer ne pardonne pas l’approximation. Et le haut niveau non plus.
À travers les propos de Gilles Lamire, se dessine un enjeu qui dépasse largement le cadre sportif : faire de la Martinique un territoire reconnu de la course au large, structurer une filière, créer des vocations, et inscrire l’île dans une dynamique internationale durable.



